Corinne Le Brun
23 November 2022
Céleste Albaret commence à travailler chez Proust en 1913. Engagée pour porter des livres dédicacés à leur destinataire, elle vit progressivement aux côtés de l’écrivain, nuit et jour. Elle lui prépare ses repas, prend soin de son intérieur… Surtout, elle participe sans relâche à l’élaboration de ce qui deviendra l’un des monuments littéraires de son siècle. Cette vie exceptionnelle, Céleste Albaret la racontera dans Monsieur Proust paru en 1973 avec l’aide de Georges Belmont (Ed. Robert Laffont, réédition septembre 2022, ndlr) (1), alors qu’elle avait quatre-vingts deux ans. Aujourd’hui, Monsieur Proust de Céleste Albaret reprend ses souvenirs sous la forme d’un roman graphique. Rencontre avec l’adaptatrice Corinne Maïer.
Photo de Marcel Proust par Otto Wegener © Domaine public
Eventail.be – Comment est né le livre ?
Corinne Maïer – Je suis une grande admiratrice de la Recherche. Il y a cinq ans, dans une bibliothèque en Lozère, je suis tombée par hasard sur les mémoires de Céleste publiées en 1973. J’étais passionnée par ce bouquin dont je n’avais pas entendu parler. Je savais que 2022 allait être l’année du centenaire de la mort de Proust et que ce serait peut-être un bon moyen de vendre le projet à une maison d’édition.
Portrait de Céleste Albaret par Jean-Claude Fourneau (huile sur toile, 1957) © CC by 1.0
– Vous êtes autrice de BD (2). Pourquoi avoir privilégié les dessins illustrant l’ouvrage ?
– Je n’ai pas vraiment choisi. Il y a eu des rencontres avec un éditeur. On a beaucoup aimé Stéphane Manel, illustrateur, qui n’avait jamais travaillé pour ce type de livre. On a opté pour un roman graphique. Les dessins à l’encre portent l’histoire de Céleste. C’est un beau livre.
– Quelle a été votre contribution ?
– L’essentiel de ce que j’ai écrit provient du texte de Céleste que j’ai retravaillé, découpé, reclassé. A partir de là, j’ai inventé des dialogues. J’ai accolé des transitions entre des éléments venant de la Recherche, notamment des citations, et des informations de la biographie de Proust écrite par Jean-Yves Tadié, grand spécialiste de l’œuvre proustienne (Marcel Proust, biographie. Tomes I et II, Folio, 1999 ; réédition, coffret, septembre 2022). Je fais dire à Céleste: « j’ai tout été, sa courrière, sa femme de charge, sa femme de confiance, sa gardienne, sa gouvernante, son infirmière, son assistante… À vrai dire, je n’ai jamais eu de titre. J’ai été Céleste», je voulais que cette tirade soit bien résumée à la fin du livre. Je lui fais dire aussi « j’ai reçu les insignes de commandant des Arts et des Lettres », Céleste mérite bien que cela se sache.
– Vous êtes également psychanalyste. Quel regard portez-vous sur la relation entre Marcel Proust et Céleste?
– Pendant huit ans, ils ont été jusqu’au bout d’eux-mêmes, côte à côte, chacun dans une voie différente. Il y a quelque chose d’héroïque dans cette histoire. Lui, dans l’écriture et elle, dans sa volonté de passer au-delà du miroir, vers un autre monde qu’elle ne connaissait absolument pas et qu’elle a décidé de s’emparer par les gestes, les habitudes. Elle s’est approprié Proust un peu comme une religion. On commence par faire des gestes puis à réciter des prières et puis à la fin, les choses viennent. Cette espèce de duo est fascinant.
– Quelles relations Marcel Proust avait-il avec les femmes ?
– Elles ont joué, à divers degrés, un grand rôle dans sa vie et son œuvre. Il adorait les femmes, il les admirait, il les regardait, les décrivait avec passion. Il avait un rapport d’adoration avec sa mère et surtout avec sa grand-mère. Avec Céleste, c’est une histoire d’amour comme le dit Jean-Yves Tadié. Elle est amoureuse de Marcel Proust et lui aussi dans une certaine mesure car elle était la personne la proche de lui. Il avait des amis mais il était seul, il voyait peu son frère. Céleste et Marcel Proust forment une sorte de couple. Il sonne, elle est là, à n’importe quelle heure. Quand il lui dit « puis-je vous appeler vous appeler Céleste ? », il exprime une forme d’intimité. À ce moment-là, Céleste est entrée dans son monde. C’est une histoire incroyable, très belle qui ne peut pas arriver dans la vraie vie. J’aurais bien ajouté un petit texte sur l’homosexualité de Marcel Proust même si Céleste n’a pas arrêté de dire le contraire.
– Quelle influence Céleste a-t-elle eue sur Proust ?
– Matériellement, elle l’a beaucoup aidé parce qu’il ne faisait rien de ses mains. Il lui fallait un entourage important pour tout. Il n’y avait aucune organisation possible. Les très nombreuses notes qu’il prenait, Céleste les rangeait soigneusement sans jamais rien jeter. Elle l’aidait toujours à coller les becquets et les paperoles, Elle lui a aussi inspiré en partie le personnage de Françoise (dans À la recherche du temps perdu, ndlr), qui, d’après les spécialistes, est un mélange de Céleste et d’une ancienne cuisinière des parents de Marcel Proust. Françoise est assez méchante, cruelle. Une raison pour laquelle, sans doute, Céleste a gardé le silence sur cette évocation. Tous les personnages de la Recherche sont mélangés.
– Connaît-on tout de la correspondance de Proust ?
– Je dirais non. Des lettres ressortent régulièrement. Celles d’Horace Finaly, son banquier, viennent d’être publiées (Lettres à Horace Finaly, Collection Blanche, Gallimard, juin 2022). Je me promets de les lire parce que les rapports de Proust à l’argent sont gratinés. Rentier, il lisait la bourse, il jouait lui-même sans intermédiaire, il achetait des actions selon leur intitulé car cela le faisait rêver. Tout l’intéressait en fait. Il a écrit des dizaines de milliers de lettres, beaucoup ont été publiées. Il doit en rester d’autres.
– Que vous a appris l’adaptation des mémoires de Céleste ?
– Il y a quelque chose d’un peu fou dans cette histoire. Le côté inclassable de leur relation me plaît beaucoup. Proust est le maître des assemblages. Céleste décrit très bien le processus à l’œuvre : tout doit être vrai, chaque détail compte. On a l’impression que Proust n’a rien inventé. Il met ensemble des personnages, il agrège des détails, des éléments du monde autour de lui. Un monde très riche, d’ailleurs. J’aime beaucoup Céleste, cette petite provinciale qui arrive à Paris. À son arrivée, elle se sent très isolée. Progressivement, elle se retrouve dans un contexte dont elle ignore tout et qu’elle regarde avec une grande curiosité. Pour elle, Proust est son université.
– Comment expliquez-vous le succès de Marcel Proust?
– En fait, à sa mort, Marcel Proust a été considéré comme désuet. Les cinquante ans de sa disparition ont été à peine évoqués. Or depuis 2019, il est sorti plus de 300 livres sur lui, en langue française. Selon moi, c’est dû au fait que son œuvre est un panorama de la société de son époque, traversant tous les milieux et classes sociales. La nôtre n’est pas si différente. Son observation fine débouche sur une satire sociale où les personnages sont tournés en ridicule. Proust était considéré comme l’homme le plus drôle de Paris.
(1) : 49 heures d’entretiens que Georges Belmont avait enregistrés, écrits et remaniés. À écouter ici
(2) : Notamment, Freud: une biographie dessinée avec Anne Simon, Ed. Dargaud, 2011.
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