Maxime Delcourt
24 April 2024
– De manière quelque peu stéréotypée, on a tendance à penser les musiques instrumentales comme la bande-son d’une certaine mélancolie. Songs For The Dead, malgré son titre, est à l’inverse plutôt lumineux. Ce contraste est-il un choix délibéré ?
– Je ne voulais pas que cet album soit un projet sombre et déprimant. Il y a de la mélancolie, certes, parce que je suis hantée par ce sentiment et parce que j’aurai toujours un sentiment d’injustice vis-à-vis de la disparition des proches, mais leur absence me donne envie de célébrer la vie. J’aime ce contraste, que l’on retrouve jusque dans la pochette de l’album, finalement assez lumineuse.
– Songs For The Dead a été pensé comme un hommage au poème A Dream Record d’Allen Ginsberg. Pourquoi ce choix ?
– Un jour, on m’a offert Howl, le recueil de poèmes de cette légende de la Beat Generation. J’avais envie d’entendre sa voix et, au hasard d’une recherche sur YouTube, je suis tombé sur ce poème, qu’il lit en public avec un détachement total, de manière très basique, sans aucune émotion, comme s’il lisait sa liste de course. Dans ce poème, il raconte un rêve avec Joan Vollmer, une figure importante de la Beat Generation, qui a accueilli dans les années 1950, au sein de son appartement new-yorkais, tous ces écrivains qui commençaient à être connus. Il lui demande des nouvelles d’un tel, discute, puis se rend compte qu’elle est morte et fini par voir sa tombe. Par la suite, j’ai appris que Joan Vollmer était la femme de William Burroughs et que ce dernier, en voulant imiter Guillaume Tell, totalement sous l’influence des drogues et de l’alcool, avait posé un verre sur la tête de Joan dans l’idée de le faire exploser à l’aide de son pistolet. Malheureusement, il s’est raté et a tué sa femme… J’ai été frappée par la manière dont la vie peut basculer soudainement. J’ai alors pensé au mythe d’Orphée et Eurydice et j’ai eu envie de construire mon album autour de ces éléments.
– Cette manière de vous appuyer sur des récits et des drames est-il représentatif de votre processus créatif ?
– J’ai tellement composé pour le théâtre et la danse que j’aime naturellement partir d’une émotion et développer un fil narratif tout au long de l’album. À vrai dire, je ne pars jamais d’une feuille blanche et d’une partition. Étant donné que je réfléchis beaucoup dans la vie, dans la musique, j’essaye avant tout de suivre mon instinct, d’aller vers l’épure.
– Dans votre parcours, on note plusieurs collaborations avec Iggy Pop, Hugo Race ou le producteur John Parish. Sur Songs For The Dead, on retrouve cette fois le claviériste Simon Ho, le bassiste Pascal Humbert et Simon Huw Jones, chanteur d’And Also the Trees. Ressentez-vous le besoin d’être perpétuellement au contact d’autres musiciens ?
– J’aime jouer seule, mais les rencontres sont essentielles et constituent à chaque fois un nouveau voyage. J’ai toutefois remarqué que mes collaborations étaient souvent avec des hommes, dont les voix sont systématiquement très graves, très profondes. Je ne sais pas réellement l’expliquer, peut-être que c’est encore une histoire de contrastes. Seule certitude : pour Songs For The Dead, il me fallait un antagoniste. Étant une femme, j’avais besoin de la présence d’un homme pour représenter les figures d’Allen Ginsberg et Orphée, ce qu’a très bien incarné Simon Huw Jones avec sa voix théâtrale.
© Elie Rabinovitch
– Songs For The Dead rassemble huit compositions. Pourquoi avoir choisi de débuter avec Eurydice et de conclure avec Time Is Broken ?
– J’avais envie de commencer avec Eurydice, cette figure emblématique de la femme que l’on va chercher dans les enfers que l’on peut perdre à tout jamais en un instant. Quant à Time Is Broken, on y trouve cette phrase conclusive : There is no more to say. Une phrase que l’on pourrait tenir une fois à l’article de la mort. L’auditeur ne remarquera peut-être pas tous ces détails, mais j’y vois une sorte de boucle avec cette mort qui s’annonce et cette manière, si l’on réécoute l’album dans la foulée, de retrouver Eurydice, et donc de renaître.
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