Bruno Colmant
30 June 2023
Le professeur Dr. Bruno Colmant est membre de l’Académie royale de Belgique. © DR
Le vendredi 13 août 1971, les lourdes pales de deux hélicoptères bleu et blanc emmènent neuf hommes de la Maison-Blanche vers Camp David, la résidence des présidents américains dans le Maryland. Il ne s’agit, selon la presse, que de régler quelques décisions administratives sans grand intérêt.
À bord se trouvent une poignée d’hommes qui façonneront la politique américaine du dernier tiers du XXe siècle. Il y a, bien sûr, le président républicain, Richard Nixon (1913-1994). C’est un rescapé de la vie politique américaine. Plus jeune vice-président des États-Unis sous la présidence de Dwight Eisenhower (1890-1969), c’est l’homme qui fut évincé aux élections de 1960 par John F. Kennedy (1917-1963). Après l’assassinat de ce dernier, le 22 novembre 1963 à Dallas, son vice-président, Lyndon Johnson (1908-1973), assurera la présidence jusqu’en 1968. C’est précisément cette année-là que Richard Nixon prend sa revanche. Il démissionnera six ans plus tard, en août 1974, dans le sillage du scandale du Watergate.
Aux côtés de Richard Nixon se trouve John Connally (1917-1993). Cet ancien gouverneur du Texas, transfuge du parti démocrate vers le parti républicain, est un homme sulfureux. Il est né exactement trois mois avant John F. Kennedy et fut presque abattu le même jour. Dans la longue limousine décapotable visée par Lee Harvey Oswald (1939-1963), il y avait en effet deux couples : les Kennedy et les Connally. John Connally, alors gouverneur du Texas, est gravement blessé à la poitrine. Il déclara que s’il n’avait pas été tué, c’est qu’un destin spécial lui était réservé. En 1971, Richard Nixon le nomma secrétaire au Trésor, c’est-à-dire ministre des Finances.
Il y a aussi George P. Schultz (1920-2021), récemment décédé centenaire. Nommé directeur du Budget en 1971 par Richard Nixon, il sera ultérieurement secrétaire d’État (c’est-à-dire ministre des Affaires étrangères) sous la présidence de Ronald Reagan.
Enfin, il y a Paul Volker, probablement l’homme le plus influent sur la politique monétaire de la fin du siècle passé, déjà cité au titre d’artisan monétaire du basculement néolibéral en 1979 par le combat contre l’inflation qu’il aura contribué à embraser lors de ce fameux week-end d’août 1971.
Le 15 août 1971, Richard Nixon annonçait aux téléspectateurs la fin de la convertibilité de l’or en dollar. © RICHARD NIXON FOUNDATION
Pendant cette pause estivale du début de la 8e décennie du XXe siècle, dans le plus grand secret, les États-Unis opérèrent le plus vaste hold-up de l’histoire monétaire. Ils décidèrent de suspendre, puis d’annuler la convertibilité du dollar en or. Quelques années plus tôt, en 1966, Charles de Gaulle avait vu juste en rapatriant l’or français conservé à Fort Knox, dans le Kentucky.
En moins d’une décennie, cette décision conduira, telle une bombe à fragmentation, à la pulvérisation des marchés financiers et des équilibres monétaires, entraînant une vague d’inflation et de dévaluations en cascade dans un contexte d’embrasement des dettes publiques. Le système de l’étalon-or fut finalement abandonné en 1976, lors des accords de la Jamaïque, qui mirent un terme définitif au système monétaire de parités fixes et entérinèrent l’abandon du rôle légal international de l’or. C’est le dollar qui remplace l’or comme monnaie de réserve.
“La crise du dollar n’est que le symptôme et une partie d’un tout. Le grand mouvement du monde aujourd’hui est le repliement de l’Amérique sur elle-même. Il est flagrant dans la politique et dans la stratégie. Il est inévitable et il est en cours dans l’économie. En dépit des difficultés inouïes au milieu desquelles il avait pris naissance, le monde de Bretton Woods était celui des grands échanges internationaux, d’une sorte d’unité économique planétaire dominée par la suzeraineté des États-Unis. Le monde qui est en train de se substituer à lui sera celui de sphères économiques non pas hermétiques, certes, mais beaucoup plus distinctes et concentrées.” Voilà ce qu’écrivait le grand reporter Raymond Cartier (1904-1975) dans le Paris-Match du 28 août 1971. Tout était dit, de Richard Nixon à Joe Biden (1942), actuel président des États-Unis.