Bruno Colmant
09 December 2023
Dans cette tentative de rallumer la lumière de l’avenir, où seront les sentinelles de l’histoire ? Quelle sera la violence du prochain choc que certaines vigies, précocement au pied du mur, entreverront ? Seront-elles entendues dans la cohue générale ? Et sommes-nous encore capables de les entendre ? Certes, le capitalisme semble avoir comme secret de concentrer la violence des hommes sur la monnaie. Sa ruse est de récupérer, au travers d’une promesse d’enrichissement individuel, la brutalité collective qu’il suscite. Mais est-ce certain et pérenne ?
La prospérité des générations suivantes en est incertaine. Plus, même : le continent est triste, comme si la légèreté aérienne et insouciante dans lequel il flottait s’affaissait. Profitant de l’aubaine de quelques années de mondialisation heureuse, il croyait échapper à la confrontation avec l’économie de marché, mais c’est raté. Ou plutôt, c’est trop tard. L’Europe espérait aborder la mondialisation en oblique : elle aura percuté l’économie de marché de manière frontale. Et puis, aussi, le continent est fatigué. Découragé de son immobilisme d’après-guerre, désespéré de son éloignement des Trente Glorieuses et amer de ses déchirements internes.
Dans ce cadre, d’aucuns diraient que l’Europe commence à se détester, un peu comme ces violences dont on afflige autrui lorsque ses propres côtés sombres sont révélés. Bien évidemment, la crise ne saurait durer qu’un temps. Si l’économie chancelle sur des fondements ébranlés, l’équilibre cyclique des choses générera de nouvelles disciplines. Mais, dans l’entre-temps, le danger serait de banaliser l’attentisme. Or, en termes sociologiques, l’Europe manque de confiance. Elle oscille entre l’attachement à des traditions industrielles disparues et des besoins de transformations radicales. Elle espère une alchimie providentielle et miraculeuse, mais cela ne correspond à aucun projet.
Ne serait-il pas temps que des voix politiques s’élèvent pour formuler ou restaurer des valeurs morales qui guideraient la gestion de nos pays ? Partout, en Europe, des rémanences des temps odieux sont rappelées. Mais savent-ils, tous ceux qui adhèrent en toute bonhomie à des idées répressives que chaque homme commence l’humanité et que chaque homme la termine, comme le disait Albert Camus ? Savent-ils que la liberté et la tolérance sont des combats ? Savent-ils que, pendant des milliers d’années, des hommes ont relevé la tête plutôt que des fusils, des bras et des mentons ?
À moins que l’exclusion et l’ostracisme soient des choix démocratiquement partagés et que la pensée choisisse d’être enlisée, la question se pose de savoir ce que nous souhaitons aujourd’hui. Une communauté d’ouverture dans l’intelligence de la justice et de la sécurité ? Ou une société apeurée qui fragmente les classes sociales, les attachements territoriaux et les affinités linguistiques et culturelles ? J’ai la conviction que les individualismes doivent être rassemblés dans un projet collectif articulé par un État au service de la bienveillance sociale, résolument tourné vers la prévalence du bien-être harmonieux des générations futures.
Des défis sociétaux d’une envergure tectonique nous attendent. Nous avons, en grande partie, échoué à intégrer des populations immigrées ou de confessions religieuses différentes, alors que des vagues de migrations successives, d’origine politique, économique, climatique, alimentaire ou hydraulique, sans compter la pression démographique, sont certaines. Quelle sera l’envie du futur, alors qu’un torrent de défis sociétaux va déferler avec une singulière convergence de leurs paroxysmes dans moins de dix ans ? C’est endéans cet horizon que l’État doit resserrer sa vision stratégique : les défis sociétaux dépassent de loin tout ce qui a dû être traversé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.