Bruno Colmant
15 June 2024
Le professeur Dr. Bruno Colmant est membre de l’Académie royale de Belgique. © DR
Ainsi, la monnaie se manifeste comme la projection d’un flux insaisissable. Sa crédibilité ne peut émaner directement d’un acte d’autorité. Elle doit plutôt se fonder sur un référent qui dépasse ce qu’il garantit, nécessitant une relation de réciprocité entre la confiance accordée et la quantité de monnaie en circulation. Pour une monnaie fiduciaire, le garant est un état de confiance collective. Lorsque cela ne suffit pas, des éléments de divinité sont souvent incorporés.
Cette réflexion nous amène à l’origine étymologique du terme “monnaie”, qui remonte au temple de Junon Moneta (Aedes Iunonis Monetae, en latin), lieu de frappe des pièces romaines. Ce palais, qui servait de lieu de stockage pour les butins de guerre, était le siège du culte de Junon, l’archétype de la déesse cosmique garantissant prospérité et fécondité. Junon, surnommée “Junon Moneta” (la Junon qui avertit), aurait prévenu les Romains d’un tremblement de terre imminent.
Aujourd’hui, la référence à Dieu persiste dans les symboles monétaires. L’inscription “In God We Trust”, obligatoire sur les billets de dollars américains depuis 1957, illustre bien cette notion. De même, sur les pièces d’euro hollandaises figure l’inscription “God zij met ons”, et les banquiers de ce pays prêtent serment sur la Bible. Ces manifestations religieuses, typiques des pays protestants, soulignent une acceptation plus large de la monnaie et des taux d’intérêt par rapport aux pays catholiques, où la monnaie reste subordonnée à Dieu. La Réforme protestante a contribué à “désacraliser” le temps, nécessaire au calcul de l’intérêt monétaire, créant un mélange unique et quelque peu schizophrénique.
La Bible rappelle aussi l’inanité des choses monétaires. Selon les Évangiles, le Christ aurait été trahi par Judas l’Iscariote pour trente deniers d’argent. Il s’agissait d’environ 120 grammes d’argent, un faible montant sachant que la solde d’un soldat romain était de l’ordre de 500 deniers par an, soit 750 euros. Mais imaginons que Judas ait placé ces 750 euros dans une hypothétique banque millénaire à un taux composé de 2,5 %. Que vaudraient-ils aujourd’hui ? Un chiffre arrondi saisissant : 2 370 000 000 000 000 000 000 000 euros, approximativement 37 milliards de fois le PIB mondial. Les Évangiles résolvent cette incongruité en rangeant la monnaie parmi les puissances qui asservissent l’homme. Un nom démoniaque est donné dans l’Évangile de Matthieu à la monnaie : Mammon. Jésus avance que “Nul ne peut servir deux maîtres. […] Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon” (Matthieu 6, 24). C’est pour confondre Jésus que les pharisiens lui envoient des disciples chargés de lui poser la question suivante : “Est-il permis de payer le tribut à César ?”. Jésus, s’étant fait montrer la monnaie du tribut, sur laquelle figure l’effigie de César, leur dit : “Rendez donc à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu.” (Matthieu 22,21)
Cela soulève la question : pourquoi Dieu figure-t-il sur les billets et pièces ? Est-ce pour confesser les péchés liés à l’argent ou pour légitimer la monnaie ? La monnaie et Dieu pourraient-ils être considérés à la fois comme des équivalents sociologiques fragiles et des entités antagonistes ? Finalement, la monnaie et la divinité ne seraient-elles que des artefacts humains, éphémères et puissants ? La monnaie est un phénomène temporaire et circonstanciel qui permet, de façon éphémère, l’accumulation de pouvoir et la création de hiérarchies sociales. Parfois, la contemplation de sa futilité absolue est troublante. Derrière cette réflexion se cache le reflet pâle de conventions humaines imparfaites, une mesure dégradée du temps, ou une hallucination collective.