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Justine Triet : « j’aime voir mes personnages malmenés »

CinémaFilmInterview

Corinne Le Brun

30 August 2023

Le nouveau film de la réalisatrice française raconte l’histoire d’une chute, celle d’un père de famille retrouvé mort par son fils malvoyant. Justine Triet a reçu la Palme d’or au dernier Festival de Cannes. Rencontre avec la réalisatrice, à Cannes, avant la proclamation des prix.

A-t-il vraiment chuté du haut de son chalet ? Ou bien sa compagne Sandra, présente sur les lieux, y est-elle pour quelque chose, serait-elle la coupable idéale ? Anatomie d’une chute, film de procès, est écrit au cordeau par Justine Triet et Arthur Harrari. La cinéaste s’empare d’une fiction au cœur d’une salle d’audience, avec conviction. Le film se regarde comme un thriller, intense, passionnant, dérangeant. Pour rechercher la vérité, les acteurs de la justice s’immiscent inéluctablement dans la vie intime du couple. Sandra (Sandra Hüller) devient progressivement l’instrument des débats. Mise en accusation, elle met au point sa défense avec un avocat (Swann Arlaud). Sandra Hüller est magistrale, dans l’incarnation d’une femme mise au pilori. Le jeune Milo Machado Graner incarne un Léo magnétique, le fils pris en tenaille dans la tortueuse recherche de la vérité.

Eventail.be – Filmer un procès est sacré défi…
Justine Triet – Je ne voulais pas faire un film de procès sulfureux. On a tellement de références de films américains et asiatiques depuis qu’on est petits, qui déforment un peu ce qui se passe dans la réalité. En tant que française, je suis très proche d’un avocat français qui m’a aidée vraiment à planter le film dans le décor de la France. Je voulais avoir le rythme de mon thriller à moi et ne pas être dans l’injonction de l’efficacité. Je savais exactement où je voulais aller. Le procès est aussi un prétexte de parler des relations homme femme

Justine Triet (à gauche) et Sandra Huller à Cannes en 2023 © Mehdi Chebil/Polaris

– La justice est-elle misogyne ?
Oui. On a un peu forcé le trait mais l’avocat général est misogyne. Ce n’est pas une thèse. Je ne théorise jamais mais il y a des aspects dans la justice qui ressortent : par exemple, quand on n’a pas assez de preuves de la culpabilité de Sandra, on cherche autour. Elle est une femme libre, elle a des mœurs un légères. En cela, on dissèque sa sexualité, sa manière de vivre, sa vie privée. C’est une approche assez misogyne et c’était conscient.

– Comme dans Sibyl et Victoria, vous mettez en lumière la femme dans le couple. Qu’est-ce qui vous attire dans cette thématique ?
Quand j’écris, je vois des femmes comme figures principales. Souvent, j’aime voir mes personnages malmenés, et cette fois, un peu plus fort que d’habitude. Comme des peintres feraient une peinture d’une femme, j’ai envie de peindre un personnage très complexe, de rentrer dans son cerveau. Au début, c’est assez simple, après, cela se complique. Cette question est au cœur de plusieurs films que j’ai faits. Il y a toujours, étrangement, même en France, cette idée qu’une femme doit être une mère d’une certaine façon. Sandra ne demande pas, elle prend les choses, elle vit ses désirs. Elle travaille, elle est peu chez elle. Elle peut être antipathique, aux yeux de certains.

– Le soir de la première à Cannes, vous avez dédié le film aux femmes qui veulent exercer le métier de cinéaste. Pour quelles raisons ? (1)
Depuis le Covid et la guerre en Ukraine, je suis très attentive aux jeunes qui arrivent, peut-être parce que j’ai une fille de douze ans. J’ai très envie de voir les films à venir dans les dix prochaines années. J’ai mis du temps à comprendre que le fait que les femmes étaient moins derrière les caméras est quelque chose de systémique. C’est important que ça bouge. L’anatomie d’une chute est un film sur le couple et aussi sur la création. Sandra est écrivaine comme son compagnon.

L’enregistrement sonore d’une violente dispute est entendu dans la salle d’audience. Quelle importance avez-vous voulu accorder au son ?
Je ne voulais pas que le spectateur sache qui frappe qui. Je souhaitais entrer dans la peau des jurés et de l’enfant, malvoyant, observer aussi la manière dont chacun va comprendre ces sons et les interpréter. L’enregistrement de la dispute devient une pièce à conviction. Toutes les séquences sons étaient présentes dans le scénario d’origine. La malvoyance du fils est complètement liée à l’absence d’images. La musique a été un sujet important. Nous voulions un morceau gai, joyeux. Nous avions pensé à «Jolene» de Dolly Parton, mais on n’a pas eu les droits. Nous avons finalement choisi la version instrumentale de P.I.M.P. du rappeur 50 Cent.

© Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

– Vous avez tourné dans une vraie salle d’audience. Pourquoi ?
J’avais tourné Victoria dans un studio. Je n’étais pas très contente. Du coup, j’étais obsédée en termes de faire quelque chose de moins propre, moins solennel. Je voulais éviter le côté christique d’un procès qu’on a l’habitude voir. Je voulais mettre le bordel, beaucoup de zooms, exprimer ma manière de salir cet endroit, de me l’approprier. Ce n’était pas simple. On a essayé de trouver des mouvements, avec deux caméras. Nous avons tourné dans le Palais de justice de Saintes (Charente-Martime). Le temps était compté car de vrais procès devaient s’y dérouler par la suite.
Anatomie d’une chute est en compétition au Festival de Cannes.

Justine Triet, Palme d'Or 2023 pour "Anatomie d'une chute" © Borde/Jacovides /Moreau /Bestimage

– Comment vous sentez-vous, qu’espérez-vous ?
J’ai déjà été en compétition à Cannes (Sibyl, compétition officielle, 2019, Victoria, Semaine de la critique, 2016, ndlr) et tout peut arriver. J’ai un rapport très étrange aux récompenses. Je pense profondément que les meilleurs films ne sont pas forcément ceux qui sont récompensés. J’adore les films qui ne sont pas du tout aimés. On n’est pas dans une compétition de sport. C’est plus complexe. Dans mon caractère, ce qui compte le plus c’est la réception du film et je suis déjà très contente. Beaucoup de gens viennent me parler de leur couple et de l’effet miroir du film dans leur vie. Cela me touche beaucoup et c’est vraiment une nouveauté pour moi.

(1) : Le discours politique et clivant de Justine Triet lors de la remise des prix a créé la polémique.

Chapeau bas à Stephen Jones !

Arts & Culture

Il a élevé le chapeau au rang d’œuvre d’art.

France, Paris

Du 19/10/2024 au 16/03/2025

Informations supplémentaires

Film

Anatomie d’une chute

Réalisatrice

Justine Triet

Distribution

Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner

Sortie

En salles

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