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Velibor Čolić : « Plus la brutalité de la guerre était grande, plus la nature était belle »

InterviewLittératureLivrePrix RosselRoman

Corinne Le Brun

26 February 2025

Avec “Guerre et Pluie”, Velibor Čolić livre un récit impressionnant sur les conflits (en Yougoslavie) et la maladie (à Bruxelles) s’entrechoquent. L’auteur naturalisé français, né en Bosnie-Herzégovine en 1964, signe un très beau récit sur la mémoire, récompensé par le Prix Victor Rossel (1). Lecture fascinante d’un roman écrit au ras de la terre et à l’écoute du corps.

Eventail.be – Vous associez la guerre et la pluie. Pourquoi?
Velibor Čolić –
La guerre est une évidence. Imaginez une pièce de 20m2 et, au milieu, un grand piano. Partout où vous passez, vous tombez sur le piano. La guerre, pour moi, est une lisière dans ma vie et je voulais rendre hommage à la nature. La destruction humaine, stupide, qu’on appelle la guerre, ne peut pas arrêter la nature. Passer nuit et jour dans les tranchées me mettait dans une position idéale à observer la nature. On est déjà enterrés mais on est à la hauteur de la terre. Je voyais que plus la brutalité était grande et stupide, plus la nature était belle. Je voyais le coucher du soleil, les herbes, les insectes…c’était magnifiquement sage par rapport aux humains qui font la guerre. Pour échapper à l’enfer, profitons de cette pluie, de ces orages beaux et violents à la fois. Quand la nature est en colère, elle est belle. Toujours. La pluie était une amie. Je sentais ses mains protectrices. Elles me protégeaient et me guidaient vers l’ouest, là où je voulais aller comme si la pluie voulait aussi sauvegarder, au moins, un soldat pour qu’il devienne témoin.

– Vous écriviez en cachette dans vos carnets de tranchées. Vous auriez pu écrire un journal intime
Non. J’aime la littérature. Je n’ai pas d’autre ambition que littéraire. Le mot roman me dédouane par rapport à moi-même et à mes ambitions littéraires. Je voulais juste écrire un roman, intégrer la poésie, la “vérité”. Où je vis, en 2024, 2025, on ne vérifie pas un roman. Je ne veux pas que mon livre soit identifié comme un témoignage. L’émotion, la beauté, la laideur que je cherchais étaient exclusivement littéraires.

© Éditions Gallimard

– Vous avez attendu trente ans et il a fallu la maladie pour exhumer le vécu de la guerre…
Probablement. Cette maladie était inexplicable. Aussi, il y avait, un “coup de main” de camarade Poutine qui commençait une autre guerre. Il me fallait justement sortir de l’émotion. Plusieurs notes de guerre figurent déjà dans Les Bosniaques (Ed. Le Serpent à Plumes, 1994). Mais là, pour clôturer ma trilogie sur l’exil (2), il me fallait un airbag, cet espace qu’est la langue. La langue c’est le territoire, l’émotion. Donc il fallait que je filtre une douleur de mon pays dans un autre territoire, celui de la langue française. Pour cela, il faut une distance temporelle avec les faits et l’écriture. Mon ambition était d’écrire une œuvre littéraire. La littérature est suffisamment grande pour “boire” toutes les émotions que je voulais communiquer.

– Dans votre roman, le corps occupe une place centrale : pendant la guerre et, trente plus tard, à Bruxelles
Exactement. Je me concentre particulièrement sur le corps dans ma trilogie. Je suis un grand lecteur de littérature de l’exil. Depuis Ulysse, les très grands écrivains d’exil décrivaient les états d’âme. Il y avait peu, à mon goût, de corps en danger, dans les tranchées. Les sensations sont filtrées par le corps. C’est très important parce que le corps c’est la vie ou la mort. J’étais à l’écoute de mon corps, de ceux de mes pairs : les crampes, les douleurs, les diarrhées, le sang… Le texte commence par la maladie que j’ai contractée à Bruxelles, de 2021 à 2023 (Pemphigus Vulgaris, ndlr). Elle était visible sur mon visage et mon torse.

– Vous avez reçu le Prix Rossel 2024. Que représentent la Belgique et la littérature belge pour vous?
Quand j’ai reçu la récompense, j’ai remercié le jury belge de m’ajouter encore une identité. Je suis né en Yougoslavie, en Bosnie, d’origine croate. J’ai vécu deux décennies en France, je suis devenu français. Maintenant, une cinquième identité m’est donnée. Je pense que notre chance c’est d’avoir des identités multiples. Chaque fois qu’on a essayé, d’abord en Europe puis ailleurs, de réduire les hommes à une seule identité, cela a donné beaucoup de problèmes. Et donc la Belgique est une nouvelle fenêtre. Je ne regarde pas d’abord la littérature par son lieu de fabrication. Tout ce que j’aime dans la langue française vient aussi de Belgique. On voit la renaissance des choses qu’on a créées, enterrées depuis 1945. Notre gilet de sauvetage en Europe, ce sont les multiples racines.

– La guerre en Ukraine résonne beaucoup en Europe. Avez-vous peur?
Non, pas plus que ça. Je sais que la violence de la guerre qui dure est à double tranchant. Soit elle devient quelque chose de complètement fou et incontrôlable soit elle s’estompe. J’espère qu’il y aura une sorte de fatigue même si pour camarade Poutine la guerre est facile : ce ne sont pas ses enfants qui sont dans les tranchées. Un proverbe balkanique terrifiant dit : « l’homme riche fait la guerre avec les bœufs, l’homme pauvre avec les fils. » Après la guerre, l’homme riche se rachète le bétail, l’homme pauvre cherche les tombes. Là où je suis particulièrement fier de moi, c’est le moment où je suis devenu déserteur. Le jeune garçon, rwandais, bosniaque, ukrainien, russe n’a rien à gagner dans une guerre. Les soldats font la guerre et les généraux la gagnent. Toutes les grandes histoires de drapeaux, de nations, de territoires sont inventées par des industriels. Comme disait Anatole France : « on croit mourir pour la patrie, à la fin on comprend qu’on meurt pour des industriels. » Je suis pour les déserteurs. Je pense qu’aucune victoire, aucune médaille ne vaut la vie de jeunes garçons. Combien d’écrivains, de médecins, joueurs de foot, de cuisiniers ont disparu à jamais dans les tranchées pendant des guerres en Yougoslavie ?

– Votre livre est-il traduit en croate?
C’est moi qui traduis Guerre et pluie, en accord avec mon éditeur croate à Zagreb. J’ai commencé la traduction il y a quelques jours. Normalement, le livre sortira en septembre, octobre. C’est très bizarre, il faut que je m’adapte là aussi. Mon éditeur m’a dit « fais comme tu veux, c’est ton texte.» Je n’ai aucune idée de comment mon livre sera reçu en Croatie. Rappelez-moi dans un an.

(1) : Egalement : prix Ouest France-Étonnants voyageurs 2024, prix Joseph Kessel 2024, prix François Mauriac.
(2) : Les deux premiers volets :
Manuel d’exil (Ed. Gallimard, 2016), Le Livre des départs (Ed. Gallimard, 2020).

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France, Paris

Du 15/01/2025 au 26/05/2025

Informations supplémentaires

Titre

Guerre et pluie

Auteur

Velibor Čolić

Editeur

Gallimard, Collection Blanche

Sortie

2024

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