Corinne Le Brun
27 September 2023
Jessica Comley (Vicky Krieps) est postée à Tucson, dans le désert, à la frontière entre le Mexique et l’Arizona. Malgré le danger, les migrants, désespérés, fuyant violences et pauvreté chez eux, tentent de traverser cette zone hostile, au péril de leur vie. Jessica est fière de défendre son pays, l’Amérique, contre le trafic de drogues et l’immigration illégale. Un jour, elle tue un jeune migrant, sous les yeux d’un vieil homme (1) et de son petit-fils, tous deux issus du peuple Tohono O’odham. Sa parole, de “vraie” Américaine, vaut-elle plus que celle de l’Amérindien qui était là des millénaires avant elle ? Après avoir abordé l’histoire du Rwanda déchiré dans Le jour où Dieu est parti en voyage (2009), puis le conflit syrien dans Insyriated (2017), le Belge Philippe Van Leeuw plante ses caméras dans le désert, à Tucson. Ici, pas de guerre en cours. De part et d’autre du mur, la tension gronde, irrespirable. Vicky Krieps se glisse avec aisance dans le rôle d’une garde-frontière dénuée de toute compassion. L’actrice luxembourgeoise qui a appris l’accent de l’Arizona, fait preuve d’une remarquable subtilité pour distiller le malaise, pour saisir la rage intérieure. Rencontre au BRIFF, à Bruxelles.
Eventail.be – Un point de vue européen crée une mise à distance avec un sujet spécifiquement américain. Comment voyez-vous cette approche ?
Vicky Krieps – C’est clairement la seule raison pour laquelle ce film est différent et intéressant. Parce que quelqu’un ose assumer un point de vue étranger, européen en l’occurrence. La possibilité de faire des erreurs est très forte. Philippe a essayé et le fait qu’il ose traiter d’un sujet si éloigné de lui et de nous est déjà un signe d’humilité. Un film éclaire toujours un sujet, un lieu… Et, peut-être, est-ce intéressant que cette lumière vienne d’un endroit neutre.
– Le visage de Jessica est quasiment sans expression. Était-ce, pour vous, la meilleure manière d’interpréter ce personnage ?
– Tout d’abord, je pensais que le rôle n’était pas pour moi. Je voulais convaincre Philippe (Van Leeuw) de prendre quelqu’un d’autre car beaucoup d’actrices américaines pouvaient interpréter le personnage de Jessica. Philippe m’a convaincue en m’expliquant que The Wall est presque un conte de fées où le personnage ne se sent pas appartenir à cette région. Raison pour laquelle on la suit. On veut qu’elle soit une bonne personne mais elle ne l’est pas. J’ai alors compris le point de vue de Philippe. En effet, le visage de Jessica est quasiment immobile, réduit à ses plus simples expressions. C’était mon souhait. Jessica aurait pu avoir plein de tatouages, être en colère tout le temps. Au contraire, j’ai essayé de mettre à distance ces signes stéréotypés qui pouvaient être un prétexte trop facile pour pointer le côté blanc ou noir du personnage. Je voulais éviter d’être soit une bonne soit une mauvaise personne. Donc j’ai essayé de rendre Jessica un peu ennuyeuse, insignifiante presque, comme si elle n’était pas en colère. Mais elle l’est! Je voulais faire apparaître sa fureur à travers des détails. Le sourcil relevé, les lèvres serrées sont les petits signes extérieurs de sa colère intérieure. Je voulais cela car je pense que cette façon d’exprimer sa rage pourrait la nôtre. Jessica, c’est nous. Nous tous.
© DR
– Le peu de dialogues, surtout au début du film, a-t-il influencé votre interprétation ?
– Je n’essayais pas de penser à la façon dont on allait me filmer. Le peu de dialogues qui existaient, je les ai retirés. Parce qu’il n’y a rien à dire, en fait. Tout est là, dans l’intériorité du personnage. Je voulais que Jessica soit presque ennuyeuse à suivre. Ce serait la pire des choses si je voulais utiliser ce personnage pour impressionner et faire voir combien je suis “bonne” en tant qu’actrice. Par une pirouette, j’ai voulu la montrer silencieuse, presque absente. Il est dangereux de penser qu’on a raison et qu’on est une bonne personne avec une bonne croyance. Nous pouvons tous être mauvais. Il n’y a pas de mur entre le bien et le mal. Ma mère vient de l’histoire nazie et mon grand-père paternel était dans un camp de concentration. Je suis les deux, mon sang renferme les deux versants. Je pourrais être l’un, voir l’autre. L’éducation que j’ai reçue ne signifie pas que je suis à l’abri. C’est une lutte continuelle. Tout le monde est concerné. C’est seulement quand on accepte qu’on peut être à la fois une bonne et une mauvaise personne que nous ouvrons réellement notre cœur et que nous nous sentons véritablement humains, capables d’aimer l’autre. Nous avons tous des préjugés et des doutes. C’est ce qui est intéressant dans The Wall. Philippe aborde un sujet délicat. J’ignore quel type de film nous avons fait mais je sais que c’est une œuvre sincère, quelque part.
– Jessica est très croyante. Que représente Dieu pour elle ?
– Croire en Dieu lui donne une identité. C’est un fait américain et mondial. Les gens, en Amérique comme dans le monde entier, ont perdu leur identité, le sentiment d’appartenance. Souvent, ils utilisent la religion pour savoir qui ils sont. Jessica se raccroche à la religion. Elle se sent américaine mais, en fait, qu’est-ce qu’être américain ? L’identité américaine n’existe pas. Il y a longtemps, des gens sont arrivés dans un pays où ils n’étaient pas supposés vivre. Ils y habitent toujours. Ils s’étonnent d’être déprimés et de se sentir vides. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a aucune raison qu’ils soient là.
– Avez-vous mené des recherches sur la situation des migrants à Tucson ?
– Oui, bien sûr. Mais, surtout, je sais que je viens d’une culture privilégiée, blanche et européenne. J’ai été élevée dans une éducation pacifiste. Je déteste les armes. J’ai dû m’entraîner parce que je devais jouer une militaire qui utilise une arme. J’étais choquée par le fait que tirer se fait très vite, en quelques secondes. C’est très facile, c’est cool… Cela provient d’une partie très primitive du cerveau. Je peux dominer physiquement, avec un simple petit déclencheur. C’est effrayant.
(1) : Membre du peuple Tohono O’odham, Mike Wilson apparaît pour la première fois dans un film de fiction. Militant des Droits de l’Homme, cet originaire de Tucson est pasteur laïc de l’Eglise presbytérienne, En 2002, il a collaboré avec l’association Humane Borders dans la vallée de Baboquivari, le couloir de migrants le plus meurtrier des Etats-Unis. Mike Wilson a décidé de distribuer des carafes d’eau pour aider les migrants à traverser le désert. Il s’est heurté à la résistance du gouvernement tribal, de l’Église presbytérienne et de la patrouille frontalière.
Film
The Wall
Réalisation
Philippe Van Leeuw
Distribution
Kicky Krieps, Mark Wilson, Haydn Winston
Sortie
En salles
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