Rédaction
23 April 2015
Eventail.be - La Commission Juncker semble vouloir réformer le droit d'auteur en profondeur afin de briser les barrières nationales et de favoriser l'accès à la connaissance et la diffusion des œuvres. Cela passera-t-il forcément par une diminution de la protection des ayants droit ? Est-ce la bonne méthode ?
Alain Strowel - Je doute que l'on arrive à une grande réforme du droit d'auteur. Comme lors d'autres tentatives par le passé, la volonté réformiste se heurtera à un barrage intense qui fera reculer les députés européens ou certains pays membres. Suite au rapport de Julia Reda, des cinéastes européens ont par exemple déjà lancé préventivement une campagne invoquant certains périls pour la création européenne (voir Le Soir, 16.5.2015). Néanmoins, il y aura sans doute une législation sur certains aspects transfrontaliers des services de la société de l'information afin de faciliter l'accès aux services et la portabilité des contenus – l'objectif du marché unique numérique. En revanche, il est loin d'être acquis que le régime des exceptions au droit d'auteur par exemple soit revu ou même retouché.
Je n'aime pas parler de diminution de la protection des ayants droit – c'est un slogan pour du lobbying mais c'est difficile à définir et encore plus à mesurer. Doit-on considérer que faciliter l'accès des consommateurs aux services offerts au-delà des frontières diminue le niveau de protection des créateurs? Cela dit, l'érosion du contrôle qu'assure le droit d'auteur va continuer avec le transfert vers le numérique en ligne. Certains ont pu penser il y a quelques années que le numérique allait permettre de cadenasser les accès aux œuvres par des mesures techniques, il n'en est rien.
- Quel est selon vous le principal défi auquel le droit d'auteur est confronté dans l'ère numérique? Pouvez-vous citer des exemples concrets ?
- Le principal défi est de mettre en place des mécanismes permettant aux ayants droit d'être mieux et plus rapidement rémunérés par les services qui, comme YouTube, offrent des accès gratuits mais sont financés par la publicité des annonceurs. Il n'est donc pas nécessaire d'introduire une exception pour les « contenus générés par les usagers » (UGC en anglais), un terme du reste mal choisi, mais les canaux pour faciliter les licences doivent être améliorés. A cet égard, l'exemple du Copyright Hub (voir http://www.copyrighthub.co.uk/) au Royaume-Uni est intéressant. De telles initiatives concrètes sont à encourager, plutôt qu'une réforme législative des exceptions qui risque de ne pas sortir ses effets avant 10 ans (temps moyen pour l'adoption d'une directive et sa transposition dans les Etats membres). Plutôt que de revoir les exceptions au niveau européen, il faudrait mettre mieux en lumière la flexibilité du cadre existant et établir ou codifier de bonnes pratiques entre les parties intéressées (par exemple entre les éditeurs et les bibliothèques qui veulent devenir des intermédiaires dans la diffusion numérique).
- Les ayants droit seront-ils encore en mesure de défendre leurs droits face à l'arrivée massive d'opérateurs internet qui semblent ignorer les droits d'auteur (ex : Google) ?
- Il est vrai que dans le monde global des réseaux, le respect des droits d'auteur n'est pas une chose aisée car certains opérateurs de site dédiés au piratage se réfugient dans des pays où il est difficile de mettre en œuvre le droit. C'est la raison pour laquelle de plus en plus de procédures sont introduites dans les pays européens pour imposer aux fournisseurs d'accès de bloquer l'accès à ces sites clairement illicites, et l'arrêt UPC Telekabel (2014) de la Cour de justice a largement validé cette procédure contre les intermédiaires.
Avec Google, on n'a toutefois pas un opérateur malhonnête, mais une entreprise globale qui crée de la disruption sur d'autres marchés, à commencer par les marchés traditionnels de fourniture de contenus. Les pratiques de Google visent à profiter au maximum des flexibilités qu'offre la loi américaine (notion d''usage loyal' des œuvres) pour moissonner des contenus et se faire payer sur les publicités qui y sont associées. Google et d'autres géants de l'internet ont pour effet de 'commodifier' les contenus, c'est-à-dire de les réduire à des composants sans valeur, tout en valorisant leurs services d'agrégation d'informations et de contenus. Cette évolution me semble inéluctable sur l'internet, elle profite fort aux consommateurs (par ex. de contenus de presse), ce qui est une bonne chose. Il faudrait que ces opérateurs internet contribuent davantage à la production des contenus. C'est pourquoi promouvoir des mécanismes de retour de l'argent de la publicité vers les créateurs est essentiel.
- Un point de discorde fréquemment invoqué est la "territorialité des droits". Ne gagnerait-on pas en effet à universaliser les règles (du moins au niveau européen) ? Si oui, comment assurer une rémunération équitable aux titulaires de droit ?
- On peut s'attendre à ce que la Commission prenne des mesures pour réduire certains effets de la territorialité des droits d'auteur, par exemple en limitant les possibilités de fragmenter par contrat le marché européen (comme dans l'affaire Premier League tranchée par la Cour de justice en 2011). On pourrait aller plus loin et en tant qu'académique, observateur de l'harmonisation depuis plus de 20 ans, je suis favorable à des mesures plus radicales, comme la création par un règlement d'un droit d'auteur à l'échelle de l'Union (plutôt que la situation actuelle, où coexistent 28 droits d'auteur nationaux, ce qui facilite la fragmentation). Mais, politiquement, ce n'est sans doute pas raisonnable si on a en vue le court terme. Mettre sur la table de la présente législature un projet de règlement, quitte à attendre plus de 5 ans pour l'adopter, me semble tout à fait utile pour l'harmonisation à long terme, mais un tel horizon n'intéresse pas les politiques, ni la machine bureaucratique qu'est la Commission.
- Que pensez du récent rapport de la députée européenne Julia Reda ? Faut-il y voir un acte isolé ou une réticence largement répandue au sein du Parlement européen envers les droits d'auteur ?
- Le rapport est intéressant comme point de départ pour la réflexion, il n'est pas réaliste et a tendance à mêler trop de choses différentes. Il correspond à la vision d'une frange très réformiste (celle du parti Pirate qui a propulsé la réforme du droit d'auteur comme question politique), pas de la majorité (plus silencieuse) des députés européens. Cette majorité a tendance à s'aligner sur les positions des lobbys culturels qui sont attachés à maintenir le statu quo. Sur certains points, il faut clairement préserver les acquis du droit d'auteur, voire renforcer la position des auteurs (par ex. par une législation sur les contrats des auteurs), mais il faut être plus ouvert à des changements (par ex. en matière d'exceptions) même si cela ne passe pas nécessairement par une réforme du cadre européen existant.
- Bien qu'un nouveau Code de droit intellectuel ait vu le jour, la législation belge actuelle vous semble-t-elle encore adaptée à la nouvelle donne numérique ?
- Oui, la plupart des dispositions adoptées en 1994 (date de la loi belge sur le droit d'auteur), puis légèrement retouchées au fil des années et intégrées depuis le début de 2015 dans le Code de droit économique, n'ont pas besoin d'être revues. Cela dit, en matière d'exceptions, un sujet important pour le numérique, il faudrait revoir très sérieusement les règles belges, ne fut-ce que parce que l'organisation des exceptions est inutilement compliquée, mais aussi tenir compte des exigences du numérique (par ex. pour faciliter l'enseignement en ligne). Il faudrait surtout améliorer la lisibilité du droit d'auteur : quels sont les usagers qui peuvent comprendre la limite de ce qui est permis ou autorisé par le droit d'auteur? C'est une condition importante pour l'acceptation du droit d'auteur par le grand public.
- Comment voyez-vous le droit d'auteur dans 50 ans ?
- Depuis que je me suis plongé pour la première fois dans le droit d'auteur, il y a 30 ans, les législations sur le droit d'auteur se sont succédées. Quand j'ai commencé, la loi belge en vigueur datait de 1886 et ne comportait qu'une vingtaine d'articles je pense. Aucune directive européenne n'existait. Aujourd'hui, le cadre juridique s'est fort étoffé (plus de 150 articles sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le Code de droit économique, dix directives communautaires, etc.). A côté du droit d'auteur, les droits voisins se sont multipliés ; au sein du droit d'auteur, il y a maintenant beaucoup de droits à rémunération, sans pouvoir d'exclure les usagers. J'imagine que l'arsenal législatif continuera à se développer, pas trop j'espère, car la multiplication de ces droits et le mauvais découpage des exceptions rendent les choses très, trop compliquées. Il est important que le mécanisme qui met le créateur, personne physique, et ses droits au centre du système subsiste, cela assure une certaine autonomie de la création par rapport aux contraintes extérieures, même si ce n'est pas suffisant pour garantir une culture émancipée. On peut parier que dans 50 ans, ce mécanisme qui est apparu à la Révolution française (avec des lois de 1791 et 1793) sera toujours en place, mais les institutions qui contribuent à sa mise en œuvre auront sans doute fortement changé (notamment la place des producteurs et des sociétés de gestion). On peut espérer que la gestion se soit mondialisée tout en permettant un plus grand contrôle par les auteurs eux-mêmes (plutôt que par des intermédiaires peu transparents). On peut aussi espérer que beaucoup de citoyens devenant eux-mêmes auteurs suite à la démocratisation profonde de la culture, qui implique non seulement d'étendre le public des (grandes) œuvres, mais aussi la capacité des gens à produire des contenus de sens, le respect du droit d'auteur, et notamment de l'intégrité et du nom des créateurs, soit mieux partagé qu'il ne l'est actuellement.
Alain Strowel, Quand Google défie le droit, Ed. De Boeck & Larcier, 2011.
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