Corinne Le Brun
23 July 2019
Eventail.be - Votre mère et grand-mère maternelle étaient-elles libres ?
Christine Jordis - Elles sont nées à une autre époque et ont des valeurs différentes. Ma grand-mère, pas malheureuse, avait de l'argent, des amants plus qu'il n'en en faut, ce qui, sans doute, n'était pas bien vu dans la province bourgeoise d'après-guerre. Ma mère, elle, appartenait à une génération transitionnelle entre le moment où la femme s'est émancipée à l'exemple de Simone de Beauvoir et aussi l'époque où les femmes étaient soumises à leur condition de femme mariée avec les devoirs attenants : tenir la maison, s'occuper des enfants etc... Même si les choses commençaient à bouger, ma mère, comme d'autres femmes, s'est trouvée prisonnière par la société de l'époque et par les circonstances familiales. Ma mère avait d'autres envies au fond d'elle-même, qu'elle ne s'avouait pas. Pour elle, le qu'en dira-t-on comptait plus que tout. Elle a vécu une telle frustration, une telle haine, qu'elle était devenue dure, très dure pour elle-même et la famille. C'est ce que je raconte et essaie de comprendre.
Philippe Lançon, prix Femina 2018 (et prix spécial du jury Renaudot), "Le lambeau", Edition Gallimard. ©C.Hélie/Gallimard |
- Vous vous êtes libérée de cet écrasement maternel. De quelle manière ?
- J'avais très peur d'être prisonnière d'elles, de ce à quoi on me destinait. Ma mère était honteuse de ce que sa fille n'était pas encore mariée. Mais, à vingt-cinq ans, je gagnais ma vie. C'était le moyen d'assurer mon indépendance. Cependant, j'avais été tellement opprimée, formatée et déterminée par cette éducation rigide que je n'avais pas de plan de vie. Je tâtonnais. J'ai dû faire mon chemin, toute seule pour savoir qui j'étais. Je voulais être libre même si je ne me rendais pas compte que j'étais ligotée de partout à l'intérieur.
- Vous avez écrit un roman sur votre père. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la filiation maternelle, maintenant ?
- Dans le roman Une vie pour l'impossible (Ed. Gallimard, 2012), je propose une véritable mise en perspective de la vie de mon père, grand soldat, banquier, journaliste, industriel et aventurier aux vies multiples. ll n'avait pas pu écrire son histoire extraordinaire. C'était mon devoir de la raconter. Il m'a sauvée. Il m'a donné la possibilité de rêver. J'aime mon père totalement et je l'admire. L'exploration de la filiation maternelle s'est faite beaucoup plus tard. J'y ai beaucoup réfléchi. J'ai eu une enfance malheureuse. L'écriture de «Tu n'as pas de cœur...» n'est pas un règlement de compte. Mais plutôt le travail de comprendre comment une femme, ma mère, était devenue aussi dure, aussi opprimante, aussi violente. Je voulais montrer la fondation de tout cela. Je suis très contente de l'avoir écrit. Ce n'est plus ma vie, c'est de la littérature.
© Ulf Andersen/Gamma-Rapho/Photo News |
- Peut-on parler d'une autobiographie ?
- Il y a une part de l'intime mais j'essayé d'en sortir en donnant à cela une base culturelle et sociologique. Ce sont des anecdotes de vie mêlées d'une réflexion sur les valeurs de l'époque pour montrer que ces gens étaient prisonniers. Je voulais me distancier de l'intime pour rejoindre un témoignage. Aussi pour que des enfants puissent réfléchir à ce qu'est l'éducation actuelle par rapport aux années 50. Les valeurs d'aujourd'hui sont antagonistes avec celles qu'on ma inculquées. Autrefois, l'individu ne comptait pas. J'entends ma mère me dire « tu n'as pas d'importance, pense un peu aux autres, aie un peu de cœur, tu seras moins malheureuse ». On dressait l'enfant pour qu'il s'insère dans le groupe et devienne un bon citoyen dans le milieu social. Maintenant, c'est l'enfant roi, un peu tyran. On pense à l'épanouissement de l'individu. Le regard des années 50 sur l'époque actuelle n'est pas forcément juste, et inversement. Peut-être les enfants, plus à soi, sont-ils mêlés trop tôt à l'univers des adultes ? Il faut savoir mesurer une question d'intelligence et de cœur, pas de principe.
- Que lisez-vous pendant l'été ?
- Tous les ans, je vais à Venise. Non pas pour visiter la ville mais pour lire les 30 kg de livres que j'emporte pour le prix Femina. Je lis 1 ou 2 ouvrages par jour. J'aime la beauté de certains lieux que j'ai connus pendant mon enfance. La campagne anglaise, Venise, Bali m'enchantent. Nous avons acheté une vieille ferme en Bourgogne. Dès le matin, je m'enferme dans une chambre monacale. Et pendant des heures, je m'enfonce dans mon aventure intérieure. C'est un grand bonheur. La beauté des lieux aide à pouvoir se concentrer. L'été, le printemps, le chant du merle, pour moi, c'est Le retour au pays natal de Thomas Hardy, les descriptions de John Cowper Powis et de Katherine Mansfield. La Grande Bretagne c'est mon pays. C'est là où j'ai été heureuse pour la première fois.
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