Marcel Croës
21 February 2023
Juan Prat y Coll © DR
L’Eventail – Comment définiriez-vous votre ouvrage et pourquoi ce titre ?
Juan Prat y Coll – Au départ, c’est une réflexion sur les grandes pandémies du passé qui m’a incité à faire le point sur les réalités du moment et sur l’état de la planète. Nous vivons, en effet, en ce début de XXIe siècle un moment de transition géopolitique et de crise climatique, le tout combiné aux énormes progrès technologiques et à des bouleversements économiques et sociaux amplifiés par la pandémie et la situation sanitaire qu’elle a provoquée.
– Le choc majeur de l’année dernière a été l’intervention militaire russe en Ukraine. Était-il prévisible ?
– Ce conflit est un véritable accident de l’Histoire qui n’aurait jamais dû se produire, car je considère qu’il aurait pu être évité si les uns et les autres avaient compris, après la dissolution de l’Union soviétique, qu’il fallait entreprendre un dialogue constructif avec notre grand voisin qu’est la Russie, surtout alors qu’elle se trouvait dans une situation de faiblesse. Malheureusement, l’Union européenne n’a pas réussi à développer sa propre politique extérieure et a sous-traité sa sécurité et sa défense aux États-Unis, à travers l’Otan. De ce fait, nous avons été obligés, depuis la fin de la dernière guerre mondiale, à suivre en tout moment et en tout lieu la politique extérieure de Washington. Or, malgré tous nos liens d’amitié et notre gratitude pour leur contribution à notre bien-être après la guerre, il est évident que nos intérêts ne coïncident pas nécessairement.
– Voyez-vous une résolution possible à ce conflit ukrainien ?
– Vous me demandez comment je vois l’issue du drame actuel auquel nous sommes soumis bien malgré nous, dans une Europe qui n’a pas su développer sa propre autonomie stratégique ? Compte tenu des précédents que je viens d’évoquer, je vois l’issue très difficile car il s’agit au fond, malgré toutes les apparences, d’un conflit entre deux hégémonies qui ne sont pas prêtes à céder et duquel aucune des deux ne peut sortir vainqueur. Je pense que l’issue ne pourra être qu’un simple accord de cessez-le-feu, suivi – au mieux – d’un armistice comme celui qui a mis fin à la guerre de Corée. Ce qui laissera l’affaire en suspens, n’ayant en fait résolu aucun problème, laissant l’Europe appauvrie, l’Ukraine détruite et la Russie discréditée.
– Comment voyez-vous l’évolution de la politique américaine dans les prochaines années ?
– Depuis un certain temps déjà, il est devenu de plus en plus clair que l’hégémonie que notre monde occidental aux racines judéo-chrétiennes avait exercé sur les autres au cours du XXe siècle, avec les États-Unis en tête, est en train de céder progressivement la place à d’autres. Aujourd’hui, le centre de l’attention politique et économique des États-Unis se déplace inexorablement vers l’Extrême-Orient. L’Europe et l’océan Atlantique sont de plus en plus marginalisés du fait du nouveau contexte stratégique dans lequel notre région a perdu beaucoup d’intérêt pour la défense des États-Unis, qui sont maintenant en pleine concurrence avec la Chine, de l’autre côté du monde. L’accent fondamental de la politique extérieure américaine des prochaines années sera effectivement axé prioritairement vers l’Asie, c’est à dire vers “l’Empire du Centre” qu’est la Chine millénaire, aujourd’hui décidée à jouer, elle aussi, le rôle mondial qui lui revient en tant que grande puissance économique et technologique.
– De son côté, la Chine a évolué récemment d’une façon imprévisible…
– Il faut dire qu’en ce moment, après les événements récents (mauvaise gestion du Covid, crise financière et de l’immobilier, diminution de la croissance…), et surtout après les décisions prises par le XXe Congrès du Parti Communiste chinois, on observe des changements qui peuvent être significatifs par rapport à la ligne politique suivie par la Chine depuis les temps de Deng Xiaoping. L’idéologie paraît triompher de nouveau au détriment du pragmatisme introduit en 1978. Le régime chinois semble maintenant convaincu de son ascension vers la victoire sur l’Occident libéral et va miser sur sa supériorité technologique, en même temps que le système devient plus totalitaire à l’intérieur de ses frontières et plus assertif à l’extérieur face aux initiatives des États-Unis et ses alliés. Dans ce contexte, il est évident que la “tension contrôlée” avec les États-Unis va s’intensifier. Il faudra veiller à ce que l’Union européenne ne devienne pas la victime collatérale du bras de fer sino-américain.
– Autre inquiétude : la crise climatique. À cet égard, la COP27 n’a pas présenté un bilan très encourageant…
– Nous avons trop longtemps cru que nous étions les maîtres de la nature. Maintenant, nous découvrons que nous sommes l’une des causes de tant de catastrophes naturelles qui risquent de faire disparaître de la face de la Terre la plupart des espèces, en particulier la nôtre. Vous évoquez la récente conférence sur le climat, qui est déjà la 27e sous l’égide des Nations unies. La première, à laquelle j’ai assisté personnellement, s’est tenue à Rio de Janeiro en 1992. Les conclusions de Rio ne contenaient pas d’engagements précis, mais elles reconnaissaient déjà la possibilité d’une catastrophe écologique due à “l’effet de serre” et insistaient sur la nécessité de limiter les émissions polluantes qui en sont à l’origine. Depuis lors, presque rien n’a été fait pour freiner un changement climatique qui semble s’accélérer ces derniers temps. L’insouciance des uns s’allie maintenant aux intérêts des autres dans les circonstances dramatiques de guerres que nous vivons partout dans le monde, tout particulièrement en Europe. La guerre en Ukraine produit une pollution à un niveau global bien plus importante que celle que nous essayons d’arrêter dans nos villes, nos usines et nos moyens de transport.
– Dans la dernière partie de votre livre, vous annoncez une mutation radicale de nos sociétés. Nous entrons, dites-vous, dans “l’Âge digital” ?
– Je suis convaincu que nous sommes aux portes d’une nouvelle ère que l’on pourrait appeler “digitale” et qui remplacera dans l’Histoire notre “Ère contemporaine”. Cette “Ère digitale” sera définie et dominée par les importants changements technologiques qui, en marge et malgré toutes les disputes géopolitiques, vont déterminer fondamentalement notre avenir et celui de nos descendants. La confrontation sino-américaine des prochaines années va se résoudre, sans aucun doute, avant tout dans la maîtrise des nouvelles technologies et de ce que l’on appelle déjà “l’intelligence artificielle”. Je suis convaincu qu’à l’avenir l’hégémonie entre les grandes puissances ne se disputera plus, comme jusqu’à présent, à base de grands affrontements militaires, avec des milliers de morts civiles, pour conquérir ou simplement contrôler des territoires, mais plutôt dans une compétition pour dominer les centres névralgiques d’information, de programmation, de production et de gestion des nouvelles technologies. Les objectifs ne seront d’ailleurs plus exclusivement terrestres, comme aujourd’hui, mais viseront probablement la découverte, l’exploration et peut-être même la “conquête” de nouvelles planètes.
Le grand défi de cette nouvelle ère consistera avant tout à être capables de contrôler ces nouveaux et puissants instruments, et à éviter que nous ne finissions par être dominés ou conditionnés par eux, au lieu de les utiliser à notre service. La grande bataille pour le contrôle des données est amorcée et son issue ne dépendra plus tellement de la façon dont la société de demain sera gouvernée, qu’il s’agisse d’une société à système autoritaire et centralisé ou d’une société à système libéral laissant prévaloir les intérêts privés de grandes entreprises face à l’intérêt général.
Publicité