Frédéric Ducout
30 September 2022
Le départ est donné dans la capitale, Tbilissi. Le chef Paul Caussé, au petit matin vous emmène vous confondre dans les ruelles colorées, rafraichies d’une végétation particulièrement dense. La richesse des architectures témoigne de la place stratégique du pays, au carrefour des civilisation : Istambul, Ispahan, et Saint-Pétersbourg pour voisins. Sur les hauteurs de la ville, les maisons trônent discrètement à l’ombre des vignes, fortes d’un charme suranné. Il règne à Tbilissi une certaine nonchalance, propice au café, ou à ce verre de vin qu’on lève en bonne compagnie.
Le chef Paul Caussé © DR
Forte d’une architecture bigarrée et ancienne, la capitale a aussi connue les années soviétique, avec son cortège de bâtiments administratifs spectaculaires, tel que l’ancien ministère du transport, ou l’opéra. Progressivement, ce passé est bousculé par une volonté politique manifeste à même les murs, de placer le XXIe siècle dans un contexte tourné vers l’Europe : le nom des rues, autrefois sous-titré en russe, fait place à l’écriture latine.
Balcons orientalisants de Tbilissi © Frédéric Ducout
Dans le cœur de la vieille ville, une odeur de souffre rappelle la légende de la fondation de Tbilissi : le roi d’Ibérie Vakhtang Ier Gorgassali, chassait au faucon des faisans. Mais les deux oiseaux tombèrent dans une source d’eau chaude proche. Il décida alors de nommer sa future citée Tpili, « chaud » en géorgien. Tbilissi signifie donc “l’endroit chaud”, en mémoire de ces sources, aujourd’hui à vocation thermale. Le bain Orbelani, magnifique établissement aux traits orientaux évoquant la Perse, Samarcande, permet de s’y repose dans un cadre splendide.
Les bains d'Orbeliani, au coeur de la capitale © Frédéric Ducout
À quelques pas de là, en longeant des rues piétonnes animées, la cathédrale Sioni pointe le bout de sa pierre. À l’origine, cette église édifiée à la fin du VIe siècle fut nommée en référence à la colline de Sion à Jérusalem. Les anciennes maisons en bois d’influence orientale avec leurs balcons ajourés qui se dressent sur la colline et dominent cette rive du fleuve Koura.
La quartier de l'église Sioni © Frédéric Ducout
© Frédéric Ducout
Lieu de vie dans l’ère du temps plus que des hôtels classiques, ces établissements sont nés de l’ancienne imprimerie du Parti communiste. Revisitée par un propriétaire visionnaire, elle garde sa forme brute et ses aspérités, en y épousant de manière organique une touche contemporaine d’une classe folle. Pour le Stamba, le ton est donné dès l’entrée avec la bibliothèque géante et l’ancienne chaîne d’imprimerie ouverte sur des patios arborés de palmiers et végétaux en canopée.
Quelques sofas parsemés dans le dédale de l’enfilade de pièces sont autant de lieux de vie, évoluant au fil des heures de la journée. Au delà du logement, y déambuler, siroter un café – torréfié sur place, croquer un carreau de chocolat (les fèves arrivent brutes le matin avant d’être transformées), vaut largement le détour.
Changement de cap avec le Rooms, qui propose une atmosphère plus feutrée et cosy, propice à la détente, au cocktails et aux vins. Les salons très intimes donnent sur le restaurant où les locaux se retrouvent et étirent la soirée.
Aucun signe indiqué. Une maison, un numéro. Vako et Imeda vous accueillent au portillon. Fraîchement installés à moins d’une heure de la capitale, ces deux amis offrent une expérience aussi champêtre que gourmande. La table dressée dans le jardin fleuri annonce un repas fantastique, reprenant les classiques de la cuisine campagnarde des abords de Tbilissi. L’accueil très chaleureux, la gentillesse des hôtes, nous ont littéralement conquis.
Un brin de nostalgie dans cet intérieur charmant, chez Vako et Imeda (House in Armazi) © Frédéric Ducout
Chez Vako et Imeda © Frédéric Ducout
De l’autre côté du fleuve Koura, la ville de Mtskheta est classée au patrimoine mondiale de l’humanité. C’est ici que Sainte Nino convertit la Géorgie au christianisme, devenant l’un des états chrétiens les plus anciens du monde, après sa voisine l’Arménie. Le monastère Djvari, construit au VIe siècle sur un éperon rocheux rappelle son histoire.
Mtskheta © Frédéric Ducout
En contrebas, la cathédrale Svétitskhovéli fait office de Vatican géorgien. En 337, le roi Mirian et sa cour embrassèrent la foi chrétienne. Mtskheta constitua dès lors le siège de l’Église orthodoxe apostolique géorgienne. Un morceau du linceul ayant enveloppé le corps du Christ y serait conservé. Centre majeur, aussi bien cultuel que civilisationnel pour les Géorgiens, possède une aura intact, à la croisée de la Perse, de l’Empire romain d’Orien, de la Syrie…
Kakis d'été, cueillis au bord du fleuve Koura, dans les environs de Mskhéta © Frédéric Ducout
Après un passage rapide par Gori, ville natale de Staline, dont la maison natale et le wagon privé ont été sauvegardés, la rivière Tana nous glisse progressivement vers une atmosphère montagnarde totalement différente. L’église Sioni d’Atenie construite au IVe siècle est intacte. Construite dans une pierre au couleurs chaudes, elle siège par dessus les vignes en bataille. À l’intérieur, les fidèles prient et chantent en choeur, parmi les vapeurs d’encens et les fresques du XIe.
À quelques minutes de marche seulement d’ici, Nika nous accueille. Cet ancien ministre de la culture (Nikoloz Vacheishvili a été ministre de culture, de la préservation du patrimoine et des sports du Cabinet de Géorgie entre janvier et octobre 2008, ndlr) est devenu vigneron. Passionné par sa vallée, habité d’une gentillesse et d’un talent de conteur inné, passer un moment en sa compagnie et celle de sa famille vous repose l’âme pour un moment. Les mets traditionnels défilent, la chacha coule généreusement : ainsi s’anime la vie autour du tone, le four géorgien – que l’on retrouve finalement sous d’autres formes en Asie centrale, en Inde, en Arménie… Témoignage d’échanges millénaires entre les peuples d’Asie, d’Orient et d’Europe.
Nika Vacheishvili, vigneron et ancien ministre de la culture – heureux, au milieu de ses vignes © Frédéric Ducout
Kakhétie la région des vignobles au pied du Grand Caucase. L’arrivée progressive depuis la capitale témoigne de la diversité du pays. Des collines steppiques de l’Est de Tbilissi, nous traversons des forêts denses, avant de resdecendre vers une mer de vignobles, tachetée de villages minuscules, accrochés à des vallons. La Kakhétie, dans l’imaginaire collectif géorgien, c’est la Toscane. Une région à la fois historique, riche. Lieu iconique du jus d’octobre, des plus grands crus. Résidences de campagne pour la haute société – la capitale n’est pas loin.
Les vignes de Nika Vacheishvili © Frédéric Ducout
Paul Caussé nous emmène loin de ces promesses, qui pourtant crèvent l’horizon. Il nous entraîne là où le coeur de la région bat franchement, avec son cortège de Lada rafistolées, et un brouhaha caractéristique : nous sommes au marché de Télavi. À travers son regard de chef, il nous ouvre les portes d’une Géorgie quotidienne. D’une plante, il nous retrace son parcours, son histoire, et par ricochet – c’est la grande Histoire qui se joue. Celle d’un peuple en harmonie avec ses terres, et qui sut l’observer pour en tirer quelques chefs d’oeuvre à l’assiette. Comme ce condiment si subtile, le djondjoli – la fleur tout juste bourgeonnée de la plante staphylea. Sa délicate acidité apporte fraîcheur et nuances. Les explications du chef expriment autant des réalités cuisinières que sociales, économiques, historiques : la gastronomie vient comme décodeur du monde. La promenade au marché de Télavi a des accents similaires à celle d’un géologue en montagne, d’un architecte à Tokyo ou d’un historien de l’art au Louvres. L’expertise prend son sens, et goûter s’avère intégrer le pays. Comme chez Georgi, pionnier dans le renouveau du vin nature, chez qui nous confectionnerons nos propres khinkali, ces grosses ravioles torsadées, à base d’une farine de blé rouge endémique, produite depuis l’antiquité. Même les plus anciens sites archéologiques du pays ne rivalisent pas d’ancienneté !
Le chef Paul Caussé, accompagné de deux autres grands chefs, jurés de Top Chef © DR
Si la gastronomie intervient durant le voyage, elle n’est qu’un agréable prétexte au reste : la Géorgie et la rencontre avec ses gens qui l’incarnent et la font. Il n’en demeure pas moins que Paul Caussé persille son parcours de lieux historiques majeur. Le monastère d’Alaverdi classé au patrimoine de l’Unesco s’annonce à des kilomètres à la ronde. Comme une évidence, son clocher émerge de l’horizon avec ses 50 mètres. Seigneur assis sur un paysage à couper le souffle : la plaine s’arrête au pied d’une forteresse naturelle de plus de 4000 mètres de haut. Le Grand Caucase. Derrière ses cîmes, la Tchétchénie, le Daghestan. Ici, depuis la VIe siècle, les moines vinifient un vin d’exception. Paul nous emmène visiter le chai – rarement ouverte au public, en compagnie de popes orthodoxes, drapés de noir. Témoins privilégiés d’une scène semblant sortir de temps antiques, nous buvons quelques gorgées tirées d’un kvevri, les amphores géorgiennes enterrées, dont seuls sortent les goulots. Le vin est de couleur orange, les raisins blancs ont en effet muri avec macération des peaux. En s’oxydant, elles offrent au brassin une couleur dorée, presque miel. À quelques verstes seulement, en lisière de forêt, le monastère d’Ikalto, cache son VIe siècle en confidence. Il s’agit d’une des plus importante Académie de Géorgie, où l’on transmettait autrefois le savoir, les sciences, la philosophie, l’art de la rhétorique, la théologie. C’est ici que Chota Roustaveli, immense poète du XIIe siècle – l’Homère du Caucase, y étudia. L’ensemble fut fondé par Zénon, l’un des treize pères syriens évangélistes de la Géorgie.
Au confins du pays, dans un carrefour stratégique de civilisations, le site de Vardzia se love discrètement dans une vallée rappelant les canyons afghans. Classé au patrimoine de l’Unesco, ce site troglodytique dont la première occupation date de l’âge de bronze domine les environs. La forteresse de Vardzia a façonné à la main par le roi Georges III. En 1185, la reine Tamar y établissait un complexe monastique. L’ensemble devint une métropole, avec sa bibliothèque, ses boutiques, ses bains, son système d’irrigation d’eau complexe, sa cave à vin. La cité était longue de plus de 500 mètres, forte d’environ 3000 cavernes et d’une population de 50 000 habitants. Cette place forte de la chrétienté fut un centre intellectuel de premier plan. Marque de cet âge d’or, l’Eglise “caverne” de la Dormition a conservé des fresques admirables du XIIe siècle, représentant la vie du Christ.
La Citée troglodyte de Vardzia © Frédéric Ducout
Sur le chemin, où des oasis de verdure poussent spontanément au milieu de ces ravins arides, quelques chevaux sauvages galopent au loin. Nous nous arrêtons dans un site surréaliste. Georgi – ils sont nombreux en Géorgie, nous serre la main d’une poigne sincère. C’est aussi ça le luxe proposé par Paul : celui d’être introduit comme des amis. Car de nature réservé, Giorgi n’ouvre pas ses vignes au tout venant. Ce vigneron-fou est aussi chasseur de lambrusques, un brin archéologue. Après un long travail de recherches, d’analyses et d’essais, il plante et redonne vie à des vins uniques, oubliés, et parfaitement travaillés. Comme ce tskhenisdzudzu tetra, issu d’une vigne de 400 ans d’âge ! Nous discutons, rions. Le feu crépite à côté. Nous ferons du pain, de la viande au feu de bois, et cuire d’autres spécialités locales – comme des ravioles miniatures farcies à l’escargot. À nouveau, manger et rencontrer nous autorise à pénétrer ce monde géorgien de manière plus intime et profonde. Et de faire vivre l’expérience de la Géorgie, encore longtemps après. De la longueur en bouche, – de la longueur à l’âme.
Photo de couverture : © Frédéric Ducout
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