Bruno Colmant
04 April 2022
Le professeur Dr. Bruno Colmant est membre de l’Académie royale de Belgique. © DR
Après tout, qu’est-ce que la monnaie, sinon une obligation socio-étatique ? La monnaie possède une fonction transactionnelle, mais le bien-fondé de sa valeur réside dans sa fonction d’épargne, qui correspond elle-même à la confiance qu’on peut avoir dans le pouvoir d’achat futur de la monnaie. Si les agents économiques sont défiants par rapport à la monnaie, ils vont se dépêcher de s’en débarrasser au profit de biens réels, qui deviennent eux-mêmes, le cas échéant, une nouvelle monnaie.
Thomas Gresham, portrait par Anthonis Mor, vers 1554. © DR
C’est une application de la loi de Thomas Gresham (1519-1579) qui constate que “la mauvaise monnaie chasse la bonne”. En effet, lorsque deux monnaies (dont des biens réels et de l’or, par exemple) se trouvent simultanément en circulation, les agents économiques préfèrent conserver et thésauriser la bonne monnaie, et en revanche utilisent pour payer leurs échanges la mauvaise dans le but de s’en défaire au plus vite.
Si, par contre, les agents économiques ont confiance en la monnaie, ils l’épargnent à long terme. La confiance dans la monnaie se mesure donc par sa profondeur dans le futur. Cet élément entre d’ailleurs en résonance avec une autre réalité, à savoir le droit régalien (c’est-à-dire le privilège du Roi) de battre monnaie. En effet, ce privilège est souvent compris comme le droit exclusif des pouvoirs publics d’imprimer de la monnaie. Mais ce droit régalien possède son versant, à savoir l’obligation, pour les citoyens d’un pays, d’utiliser la monnaie qui leur est imposée.
© DR
Que tirer comme enseignement contemporain de la loi de Gresham qui ne s’applique pas dans un pays au sein duquel l’État impose une monnaie qui a cours légal ? Sans doute une seule leçon, à savoir que la monnaie est toujours fragile, car fondée sur la confiance prospective en son pouvoir d’achat. En d’autres termes, une monnaie est face à une question existentielle lorsque son épargne devient douteuse, suite, par exemple, à des anticipations d’inflation.
C’est pour cette raison qu’une dette publique excessive fragilise toujours la monnaie, puisque son remboursement, dès qu’il est perçu comme dépassant les capacités fiscales des contribuables, doit s’effectuer avec de l’argent déprécié. Une dette publique démesurée conduit donc immanquablement à une monnaie faible. C’est la substance du nœud gordien que les autorités monétaires n’arrivent pas à trancher : elles veulent maintenir, à juste titre, une monnaie saine, alors que cette dernière est gangrénée par des dettes. Dans ce cas, ce n’est pas la dette qui affaiblit la monnaie, c’est le maintien de la monnaie qui fait que certains pays mettent le genou à terre.
Quand on décante les principaux aspects de la science économique, on en arrive à un constat simple et limpide : la seule chose qui importe pour assurer un circuit économique robuste, c’est la confiance dans la monnaie. Mais de quelle confiance s’agit-il ? La confiance concerne l’horizon de temps pendant lequel le pouvoir de la monnaie est prévisible. En d’autres termes, si une monnaie inspire confiance, elle peut être investie à long terme sans crainte que son pouvoir d’achat disparaisse. Au contraire, une monnaie qui suscite la défiance sera immédiatement échangée contre des biens réels et ne sera en aucun cas thésaurisée. Une monnaie qui brûle les doigts se consume vite…
La confiance associée à la monnaie porte donc sur la valeur de l’usage du temps. Une économie robuste ne peut donc pas fonctionner sans une monnaie stable. Mais, en même temps, la monnaie est une invention des États, puisque ce sont eux qui l’impriment et en exercent la tutelle. Si l’Armageddon monétaire s’impose et que tout implose, les milliardaires américains pourront s’échanger des cryptomonnaies et créer des écosystèmes autonomes… pendant quelques jours, car une monnaie finit toujours par obéir à l’ordre social, c’est-à-dire à ceux qui ne sont pas milliardaires.
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