Bruno Colmant
09 January 2025
Le professeur Dr. Bruno Colmant est membre de l’Académie royale de Belgique. © DR
L’homme naît en 1870, dans les tumultes de la capitulation honteuse de Napoléon III à Sedan et les relents révolutionnaires de la Commune. Il démontre rapidement une intuition pour les mathématiques. Après le décès de ses parents, il se lance dans une carrière académique et décroche, à vingt-deux ans, une licence en sciences. Quelques années plus tard, en 1900, il soutient une thèse de doctorat.
L’idée en est simple : Louis Bachelier comprend que les cours de la Bourse découlent de la confrontation d’anticipations de hausses et de baisses. Ils doivent immanquablement suivre une marche au hasard, puisqu’ils reflètent des spéculations individuelles, elles-mêmes impossibles à modéliser. Il est donc vain de décrypter, dans la séquence des cours de Bourse, des répétitions ou des schémas permettant, avec certitude, d’obtenir un rendement donné. Bachelier s’inspire des distributions statistiques du naturaliste Charles Darwin et d’un botaniste écossais, Robert Brown. Ce dernier avait remarqué que les grains de pollen se déplaçaient de manière aléatoire. Bachelier combine ces théories pour identifier la volatilité des cours de Bourse.
On ne le saura qu’à titre posthume, mais Bachelier s’est obstiné parce que c’est un génie. Il a déchiffré la mécanique des cours de la Bourse. Il a traqué l’évidence, qui se ramène à l’impossibilité de deviner les cotations. Il a compris que la martingale n’existe pas, que nul ne sait jamais s’il sera gagnant et perdant. Les cours résultent de la confrontation d’anticipations contraires portant sur un même nombre de titres achetés et vendus. L’acheteur anticipe une hausse de cours, tandis que le vendeur spécule sur une baisse. Aucune équation, aussi sophistiquée soit-elle, ne parviendra à restituer, avec une valeur prédictive, l’évolution des cours. En effet, ceux-ci découlent d’anticipations contraires, donc de postulats sur les évaluations futures. Or, il n’est pas possible de deviner l’avenir. D’ailleurs, le cours est, par essence, éphémère puisqu’il est destiné à être contredit à tout moment. Puisque le cours de Bourse est éphémère et non modélisable, les probabilités de hausses et de baisses sont exactement, et à tout moment, de 50 %. Il n’y a jamais de gagnant désigné à l’avance.
Mais cela, personne ne peut l’admettre, dans cette époque à peine affranchie de l’obscurantisme clérical. D’ailleurs, en ce début du XXe siècle, les lois de la nature sont bien expliquées. Même le problème des transports est en passe d’être résolu pour l’Exposition universelle de Paris qui devrait être inaugurée le 14 avril 1900. Cette exposition sera un triomphe pour les savants dont les réalisations dépasseront les rêves de l’imagination. Et ne va-t-on pas inaugurer, en juillet de cette même année 1900, les premières stations du métropolitain parisien ?
C’est à ce moment que l’histoire trahit le récipiendaire. Car, aux yeux de son jury de doctorat, Louis Bachelier s’égare. Ses travaux sont dérangeants pour la communauté scientifique. Celle-ci est empreinte de l’idée que les constructions humaines, tels que les marchés financiers, doivent être modélisables. Pour des mathématiciens, il est exclu d’invoquer l’aléa comme facteur explicatif des cours de Bourse. Et puis, qui est ce Bachelier, venu du provincial Havre se mêler des affaires de la finance et intituler pompeusement sa thèse La Théorie de la spéculation ? Quelle arrogance intellectuelle cache donc son apparente affabilité ?
Le jury de doctorat de Bachelier condamne définitivement l’étudiant, ses travaux étant trop novateurs. Sa thèse décroche une note honorable, mais elle constitue le grade le plus bas. Ce verdict est mortifère : il lui ferme irrémédiablement les portes des grandes universités. Pourtant, dans ce jury siège Henri Poincaré, l’un des meilleurs mathématiciens français et cousin du futur président de la République, dont les travaux contribueront à formuler la théorie de la relativité d’Einstein. Poincaré a-t-il voulu étouffer le génie qui lui aurait porté ombrage ? Peut-être, car la vie de Bachelier suffoque.
Bachelier obtiendra, pendant les trois années qui suivent l’obtention de son doctorat, une maigre bourse. Mobilisé pendant la guerre de 1914-1918 comme soldat de seconde classe, il enseignera ensuite à Besançon, Dijon et Rennes. Marié tardivement, en 1930, sa femme décède peu après, sans lui avoir donné d’enfant. Installé à Saint-Malo, il en est chassé par la Seconde Guerre mondiale. Sinistré par ce conflit, il s’éteint, à 76 ans, dans une extrême précarité.
Ce n’est que bien plus tard que les principaux prix Nobel américains lui rendront hommage. Ils donneront une seconde vie à sa thèse qui prenait la poussière dans une bibliothèque parisienne. Pourtant, le nom de Louis Bachelier est longtemps resté absent des principaux dictionnaires et la mention de ses travaux se résuma souvent à une note de renvoi subpaginale.
Bachelier était humble et dévoué. Il a inventé la finance moderne, mais la paternité ne lui en sera pas reconnue de son vivant. Traversée par trois guerres franco-allemandes et accablée par une jalousie universitaire, sa vie fut une hébétude. Bachelier est passé comme une ombre.
Photo de couverture : © Institut Louis Bachelier