Corinne Le Brun
20 February 2019
Après Le Professeur (2012), Mahmoud Ben Mahmoud, qui vit à Bruxelles, s'intéresse à nouveau à la radicalisation religieuse en Tunisie, mais l'aborde cette fois par le prisme du polar (on ne voit jamais le fils), au cœur d'un quartier moderne à Tunis. Fatwa est un film fort, citoyen et courageux. Un vibrant appel à la tolérance pour laquelle la Tunisie continue de battre.
Eventail.be - Fatwa devait être tourné en Belgique. Finalement, il se déroule en Tunisie. Pourquoi ?
Mahmoud Ben Mahmoud - Au départ, le film se déroulait dans le milieu des scouts musulmans belges dont une branche était tombée sous le contrôle des salafistes et l'existence probable d'un camp djihadiste en Ardenne. Des problèmes de production ont empêché la continuation du film. J'ai repris le scénario, soutenu par des producteurs tunisiens et toujours les frères Dardenne (Les films du fleuve). Les éléments salafistes belges ne tenaient plus. Mais en Tunisie, les ingrédients du film existaient dans la réalité tunisienne : d'une part la laïcité et de l'autre les courants extrémistes religieux dont, sous la dictature les représentants étaient en exil ou en prison. Ces mouvances sont apparues au grand jour après la Révolution et permettaient une transposition du film là-bas. En outre, grâce à la liberté d'expression présente en Tunisie aujourd'hui, le film ne s'exposait plus à la censure.
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- Vous avez daté le film en 2013. Pourquoi ?
- 2013 est le début d'une flambée du radicalisme qui a connu son apogée avec les attentats contre le musée Bardo à Tunis et contre l'hôtel Riu Imperial Marhaba à Port el Kantaoui près de Sousse. Je voulais témoigner du désarroi des Tunisiens à cette époque-là, confrontés de plein fouet à cette version de l'islam qui leur était complètement étrangère. Aujourd'hui, la situation sécuritaire s'est fortement améliorée. Non pas que le radicalisme soit éradiqué mais il ne remporte plus de victoire. Il n'arrive plus à frapper. Les projets d'attentats sont déjoués en amont. D'où l'idée d'avoir fait du personnage Brahim Nadhour, le portrait d'un musulman ordinaire, modéré représentatif de la majorité. Je n'aurais jamais emporté l'identification des Tunisiens ni des Arabo-musulmans si j'avais adopté l'angle de deux blocs qui s'affrontent. Les laïcs et les extrémistes sont étrangers aux sociétés arabo-musulmanes.
- Comment ce fils, éduqué dans un milieu aisé, s'est-il laissé endoctriner ?
- Cela reste un défi pour l'intelligence humaine. Le milieu pauvre, la misère, la précarité, la petite délinquance constituent généralement les éléments du basculement. Mais là, on est dans un milieu aisé. Rien ne prédisposait ce garçon à ces sirènes extrémistes, fanatiques... La maman universitaire, restée à Tunis avec son fils, est laïque, autrice d'un livre libertaire, contre les extrémismes. Cette sorte d'athéisme reste difficile à assumer, dans une société pas nécessairement mûre pour ce genre de chose. Cela ne peut laisser indifférent un fils... À 20 ans, il est fragile. Les prédicateurs, qui avaient le vent en poupe à cette époque, s'engouffrent dans cette fragilité pour endoctriner les jeunes. Cette jeunesse a beaucoup plus de mal avec la double appartenance culturelle que celle des aînés qui, pourtant, sortaient de l'époque coloniale. Ils n'étaient pas dans le ressentiment, ils vivaient harmonieusement entre les deux cultures. Alors qu'aujourd'hui, les jeunes la vivent avec une conscience malheureuse comme s'ils trahissaient leur identité d'origine. C'est quelque chose qui reste diffus dans la société. Il suffirait d'un imam ou d'un gourou pour enfoncer le clou. C'est la civilisation de Satan. Comme ils sont vulnérables à cet âge-là, ils craquent.
- Quelle est la définition du terme « fatwa » ?
- À l'origine, la fatwa est un décret religieux qui a pour finalité première de faciliter la vie des gens. Depuis la fatwa prononcée par Khomeini contre Salman Rushdie, le terme a acquis quasi définitivement un sens criminel. On peut retrouver le sens originel à condition qu'il y ait des théologiens et des imams qui ont une approche pacifique de la religion. Ce qui est compliqué dans l'islam c'est que radicaux et modérés croient dans le même corpus théologique sauf qu'ils l'interprètent différemment et cela se joue sur le placement d'une virgule ou la compréhension d'un mot. Actuellement, la Tunisie s'apprête à réformer le concept de l'héritage, au grand dam des autres pays musulmans. Selon la loi coranique, la femme hérite de la moitié de la part du garçon. Le projet de réforme va passer au vote avec la complicité des islamistes au pouvoir. Des fatwas criminelles risquent de tomber contre ceux des musulmans qui ont validé une lecture progressiste du verset.
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