Corinne Le Brun
05 October 2022
Mireille, Jacqueline, Henriette, trois prénoms accolés à Andrée, Jeanne et Rose. Entre 1942 et 1944, comme des milliers d’enfants juifs, les sœurs Korman et les sœurs Kaminsky sont devenues orphelines par la déportation de leurs parents. Le groupe de petites filles est surveillé et séquestré par le gouvernement de Vichy. Les Presque Sœurs raconte la trajectoire des fillettes, ballotées de camps d’internement en foyers d’accueil, avant la déportation. L’écrivaine Cloé Korman donne vie à ces petites. Leur histoire est narrée au plus près, ce qui rend leur sort encore plus insupportable. Cloé Korman signe un récit du passé poignant, largement documenté qui se vit au présent.
Eventail.be – Vous développez le thème de la sororité. Quelle est l’importance de ce lien ?
Cloé Korman – J’ai réfléchi à leur univers imaginaire. Cela paraît être périphérique à ce qu’elles vivent, mais pour moi, en plus de ce qui les rend fragiles, en tant que petites filles et femmes, elles ont comme moyen d’imaginer leur vie disponible des histoires d’héroïnes, que ce soit de princesses, de Bécassine, trouvées dans des feuilletons pour petites filles de l’époque. Et, évidemment, dans les circonstances qu’elles traversent, c’est encore pire. La condition de petites filles malmenées dans le destin proposé, heureusement être sœurs, être une bande de filles, qui se donnent un nom à elles-mêmes, c’est un renversement, quelque chose qu’elles peuvent faire pour se défendre, s’entraider. C’est un témoignage de leur force au milieu de leur capacité à s’opposer et à se créer des moyens de se protéger entre elles. Elles se baptisent elles-mêmes “presque sœurs”, c’est un acte fort.
– Vous dédiez votre roman à votre sœur Esther…
– Il y a une complicité entre nous. On s’est relayées. Esther a passé une année ou deux à rassembler des pièces familiales et des éléments plus contextuels qu’elle a regroupés dans un mémoire. On a fait ensemble des dépôts de certaines pièces au Mémorial de la Shoah et, surtout, Esther a retrouvé deux des sœurs Kaminsky, dont l’une habitait juste en face de chez elle. Cela fait aussi partie de la transmission de sœur à sœur, de nous permettre de nous rencontrer.
Commémoration du 80ème anniversaire de la Rafle du Vel d'Hiv (Vélodrome d'hiver) à Paris. le 17 juillet 2022 © Arnaud Andrieu/Pool/Bestimage
– Les six fillettes ont des destins différents
– Les sœurs Kaminsky et Korman se reflètent dans des destins séparés de la même façon que les chemins de mon grand-père et de son frère ont bifurqué dans des destins détachés. C’est le vertige de la fratrie : partir d’un endroit très semblable et qu’il puisse y avoir parfois des embranchements qui peuvent vous mettre sur une rive de mort ou de vie. Les sœurs Kaminsky ont pu survivre. Ces bifurcations se jouent aussi au sein des frères. Mon grand-père a survécu si bien que mon père, ma sœur et moi nous sommes nés alors que son frère, lui, est mort avec ses filles.
– Le roman est-il une réponse fidèle aux disparus ?
– Pour moi, le roman c’était un moyen d’aller au-delà des archives. Ma sœur m’a transmis des lettres, des photos, des documents archivés qui, mis les uns après les autres, font acte des étapes de ce calvaire des petites filles. On a une liste des noms au moment de l’internement à Beaune-la-Rolande, au moment de l’enfermement au centre Lamarck… Les actes sont là, écrasants, et dessinent un destin qui va dans une seule direction : la mort dans le génocide. C’est accablant d’envisager ces enfants dans ces seuls documents. Les scènes imaginées ne sont jamais présentées comme si elles étaient réelles mais elles me permettent de donner vie, d’imaginer les fillettes ensemble en train de se parler, d’être dans leur école, dans différents endroits où elles sont vivantes, où les événements ne sont pas tout tracés, où elles réfléchissent à ce qui se passe. Le roman me permet de redonner un peu de mouvement pour rappeler qu’elles sont des petites filles vivantes. Je raconte le présent de l’enquête. J’ai voulu faire connaître ces petites filles en tant que petites filles et pas le destin qu’elles ont eu. Ce n’est pas un sujet sur le génocide.
Emmanuel Macron lors de la cérémonie commémorative des 80 ans de la Rafle du Vel d'Hiv à Pithiviers, le 17 juillet 2022 © Jacques Witt/Pool/Bestimage
– Une colère sourde et tenace contre la France de Vichy parcourt tout le roman.
– Elle s’adresse aussi au présent et aux choses qui ne sont pas dites. Il y a des seuils dans la connaissance et dans la reconnaissance des faits. L’été dernier, des commémorations des 80 ans de la rafle du Vel d’Hiv ont fait mieux connaître et reconnaître l’implication de l’Etat français. Ce n’est pas simplement le fait de dire la responsabilité. Ce qui est important c’est de décrire comment des policiers français sont allés chercher les gens chez eux, de raconter le comment et les lieux. Ma colère est ancienne parce je me suis rendu compte que, à quel point la Cité de la Muette à Drancy, où des Juifs étaient internés avant la déportation, était mal connu, oblitéré par les images d’Auschwitz. Cette illustration de l’acte génocidaire sur le territoire français était mal connu et j’y voyais un défaut de connaissances et de le laisser connaître. Ces représentations mettent beaucoup de temps à rentrer dans les consciences. J’ai tenu à montrer les lieux dont beaucoup ont été détruits, le Vel d’Hiv, par exemple. Montrer les lieux c’est montrer que les choses ont eu lieu. C’est donner du concret et permettre que les représentations se précisent.
– Les témoins sont de plus en plus rares. La littérature aide-t-elle à la transmission ?
– C’est très important de considérer cette évolution. La fiction peut permettre de donner accès aux histoires par-delà la mort des témoins, elle permet aussi de raconter d’une façon qui se comprenne par des nouvelles générations qui sont plus loin des faits. Elle permet de se rapprocher, de comprendre. Il y a une morale dans la façon de représenter la violence extrême qui réclame d’avoir des sources. Et si on s’en éloigne, il faut savoir pourquoi, par respect pour les faits. La fiction, ce n’est pas de la falsification. Il faut une éthique de la fiction. Mais c’est une façon de penser qui peut prolonger la connaissance des faits et qui peut l’adresser à des publics plus nombreux. Pendant l’écriture du livre, je m’étais demandé si c‘était bien vis-à-vis de mes deux enfants qui sont très petits d’être plongés dans le souvenir de cette histoire. Au bout d’un moment, j’ai pensé que la transmission permet de protéger une nouvelle génération de certains les gouffres qui se logent dans le silence. C’était aussi une façon de prendre position.
– Les trois sœurs Kaminsky sont-elles toujours vivantes ?
– Elles sont toutes vivantes, de la plus jeune à la plus âgée. J’ai changé leur nom à leur demande parce qu’elles avaient l’habitude de témoigner leur histoire d’une certaine façon, comme beaucoup de survivants. Le roman raconte les choses autrement. Elles ont accepté ma démarche d’écrivaine dès lors que leur nom était changé.
Le roman fait partie de la première sélection du Prix Goncourt 2022.
Titre
Les Presque Sœurs
Auteur
Cloé Korman
Éditeur
Le Seuil
Sur internet
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