Bruno Colmant
11 April 2023
Le professeur Dr. Bruno Colmant est membre de l’Académie royale de Belgique. © DR
Dans cette tentative de rallumer la lumière de l’avenir, où seront les sentinelles de l’histoire ? Quelle sera la violence du prochain choc que certaines vigies, précocement au pied du mur, entreverront ? Seront-elles entendues dans la cohue générale ? Et sommes-nous encore capables de les entendre ?
Construite sur l’espoir du baby-boom, l’économie déchante sous le poids de ses charges de retraite et le financement d’un État providence que des gains de productivité et une démographie inversée exigent de repenser. La prospérité des générations suivantes en est incertaine. Plus, même : le continent est triste, comme si la légèreté aérienne et insouciante dans lequel il flottait s’affaissait. Profitant de l’aubaine de quelques années de mondialisation heureuse, il croyait échapper à la confrontation avec l’économie de marché, mais c’est raté. Ou plutôt, c’est trop tard. L’Europe espérait aborder la mondialisation en oblique : elle aura percuté l’économie de marché de manière frontale. Et puis, aussi, le continent est fatigué. Découragé de son immobilisme d’après-guerre, désespéré de son éloignement des Trente Glorieuses et amer de ses déchirements internes.
Dans ce cadre, d’aucuns diraient que l’Europe commence à se détester, un peu comme ces violences dont on afflige autrui lorsque ses propres côtés sombres sont révélés. Bien évidemment, la crise ne saurait durer qu’un temps. Si l’économie chancelle sur des fondements ébranlés, l’équilibre cyclique des choses générera de nouvelles disciplines. Mais, dans l’entre-temps, le danger serait de banaliser l’attentisme. Or, en termes sociologiques, l’Europe manque de confiance. Elle a mal à son économie. Elle oscille entre l’attachement à des traditions industrielles disparues et des besoins de transformations radicales. Elle espère une alchimie providentielle et miraculeuse, mais cela ne correspond à aucun projet. Cette crise est un avertissement sévère au monde de l’entreprise, à la société civile et à nos gouvernants.
Ne serait-il pas temps que des voix politiques s’élèvent pour formuler ou restaurer des valeurs morales qui guideraient la gestion de nos pays ? Partout, en Europe, des rémanences des temps odieux sont rappelées. Mais savent-ils, tous ceux qui adhèrent en toute bonhomie à des idées répressives, que chaque homme commence l’humanité et que chaque homme la termine ? Savent-ils que la liberté et la tolérance sont des combats ? Savent-ils que, pendant des milliers d’années, des hommes ont relevé la tête plutôt que des fusils, des bras et des mentons ?
À moins que l’exclusion et l’ostracisme soient des choix démocratiquement partagés et que la pensée choisisse d’être enlisée, la question se pose de savoir ce que nous souhaitons aujourd’hui. Une communauté d’ouverture dans l’intelligence de la justice et de la sécurité ? Ou une société apeurée qui fragmente les classes sociales, les attachements territoriaux et les affinités linguistiques et culturelles ?
Cela passera par un nouveau pacte sociétal plus équilibré et fondé sur la stimulation de la prise de risque et la promotion de l’entrepreneuriat, par la restauration d’un dialogue social véritable et par une considération écologique absolue, même si ces trois objectifs sont, à certains égards et à court terme, contradictoires. La solution passera aussi par une solidarité sociale repensée et non pas exclusivement par la croissance spontanée.
Des défis sociétaux d’une envergure tectonique nous attendent. Nous avons, en grande partie, échoué à intégrer des populations immigrées ou de confessions religieuses différentes, alors que des vagues de migrations successives, d’origine politique, économique, climatique, alimentaire et hydraulique, sans compter des pressions démographiques, sont certaines. Quelle sera l’envie du futur alors qu’un torrent de défis sociétaux va déferler avec une singulière convergence de leurs paroxysmes dans moins de dix ans ? C’est avec cet horizon en ligne de mire que l’État doit resserrer sa vision stratégique : les défis sociétaux dépassent de loin tout ce qui a dû être traversé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.