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Corinne Le Brun
14 July 2022
Pour son dixième roman, Bernard Minier, devenu l’un des auteurs les plus lus en France s’est lancé un nouveau défi : mettre en scène une femme, policière et espagnole ! Voici Lucia (Guerrero), policière à l’UCO, l’Unité centrale opérationnelle de la Guardia civil. L’un de ses collègues, avec qui elle a eu une liaison, est retrouvé le corps collé sur une croix, un tournevis planté dans le cœur à Madrid. Le choc, dès les premières pages. L’enquête nous emmène à Salamanque, à la faculté de droit. Dans les sous-sols, se trouve le laboratoire de criminalistique où travaillent des étudiants qui vont mettre au point un logiciel capable de recenser les crimes de tout le pays et d’établir des rapprochements…. Bingo ?
Eventail.be – Cette fois, vous avez franchi les Pyrénées…
Bernard Minier – Le Pyrénées françaises sont très vertes. De l’autre côté, en Espagne, le paysage est très sec, aride, rocailleux. Ce n’est pas forcément ce que je préfère. Thomas Mann détestait les cieux vides méditerranéens. J’aime les nuages, la pluie. On est à Salamanque, il fait froid, gris. Cet environnement permet de créer une atmosphère plus mystérieuse. Les choses restent cachées, comme la nuit. Tous mes romans sont des histoires de dévoilement progressif de la vérité. Donc il faut occulter les choses. Les scènes se passent rarement pendant la journée. Le plein jour, la franche lumière apportent peu d’ombre. C’est moins intéressant que le crépuscule, l’aube ou la nuit.
– Vous avez délaissé le lieutenant Martin Servaz pour un personnage féminin, Lucia
– Elle ressemble à une Espagnole. En Espagne, les femmes ont beaucoup de caractère. Elles ne trichent pas, n’arrondissent pas les angles. On les accepte telles qu’elles sont. Et Lucia a ce côté badasse, rentre dedans qui m’intéressait. Servaz fait partie de ma génération. Lucia, plus jeune, est complètement dans le 21ème siècle. Elle est en conflit avec sa sœur, sa mère, sa hiérarchie, avec son ex-mari aussi. Le conflit, c’est l’essence même du polar. Sans conflit il n’y a plus d’histoire.
– Une femme aux manettes change-t-elle l’approche du crime ou de l’intrigue?
– On change de point de vue sur le monde, sur la société. Le défi c’était de regarder les choses comme une femme. Mes premiers lecteurs sont des femmes. Dès que je pose une histoire, ce sont elles, dans le privé, qui me lisent. Elles sont aussi coriaces que Lucia. Elles me challengent, m’obligent à me remettre en question. A la fin du 19e siècle, Madame Bovary de Gustave Flaubert, Anna Karénine de Léon Tolstoï , Elfi Briest de Theodor Fontane sont trois portraits de femme écrits par des hommes. Lucia est une femme dans un monde d’hommes et, dans la Guarda civil, il faut faire doublement ses preuves.
– Quelles sont vos références en matière de polars ?
– Avec Henning Mankell (Les chaussures italiennes, 2011), pas beaucoup traduit en France, on est dans la vraie vie et pas seulement dans une enquête policière. Dans les romans du Norvégien Jo Nesbø, plein de choses débordent du cadre du thriller. Il se permet des digressions scientifiques, politiques, sociétales qu’on ne retrouve pas dans les polars. J’aimerais que ces romans-là soient plus touffus. En fait, je ne suis pas un très grand lecteur de polars. Je vis au milieu des livres, ils sont partout, un peu comme Jorge Luis Borges. Je ne peux pas m’empêcher de lire.
– Est-ce une fascination, pour vous, de décrire la violence?
– La cinématographie, les images m’intéressent. Le thriller est un exercice d’extrême empathie, il faut provoquer l’identification des lecteurs et lectrices avec un personnage et, à partir de là, vous êtes sûr qu’ils vont le suivre, le voir évoluer. La peur, la menace, le danger sont les meilleures façons de provoquer les sentiments. Le lecteur trouve les mêmes émotions que le personnage. Il va avoir peur avec lui.
– Alors que l’enquête officielle piétine, des étudiants en criminalité de l’université de Salamanque prêtent main forte…
– Oui, ils découvrent des similarités entre ce crime et trois autres affaires, dont une date… d’il y a trente ans. Cette avancée est due au logiciel de recoupement qu’ils ont mis au point sous l’égide de leur professeur émérite. Ces étudiants se retrouvent réellement dans l’ancien laboratoire de criminologie dans les sous-sols de la faculté de droit. J’ai visité les bureaux. Tout existe. Le logiciel, je l’ai inventé. Les écrivains ont une très grande responsabilité vis-à-vis de leurs lecteurs. Je suis en contact avec des policiers, des enquêteurs…Parfois, l’auteur ne sait pas de quoi il parle. La fiction ne donne pas tous les droits. Le lecteur nous fait confiance, il ne faut pas tricher.
L'université de Salamanque, théâtre du dernier polar de Bernard Minier © DR
– Comment expliquez-vous que le polar, genre très populaire, soit peu récompensé par les prix littéraires ?
– Pierre Lemaître, grand maître du polar a été récompensé du Prix Goncourt par Au revoir là-haut (2013), un roman qui n’était pas un polar. En Espagne, toute une génération a été distinguée par les prix littéraires pour des romans policiers. On n’a pas cette catégorie. En plus, on voit des auteurs de littérature blanche qui écrivent des polars.
– Sur le site The Artist Academy, vous proposez une master class en dix leçons. L’écriture n’est-elle pas avant tout une question d’inspiration ?
– Comme dans toute discipline artistique, il y a des règles de base. Le meilleur moyen de s’en affranchir, c’est de les maîtriser. On explique la création des personnages, comment construire une intrigue…. J’apprécie beaucoup les écrivains qui parlent de leur écriture. Parlons travail de Philip Roth, L’art du suspense, mode d’emploi de Patricia Highsmith, Ecriture : Mémoires d’un métier de Stephen King parlent de leur métier d’écrivain et de leur vie. C’est passionnant.
Corinne Le Brun
«Lucia» de Bernard Minier. XO Editions.
Photo de couverture : © Bruno Lévy
Sur internet
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