Corinne Le Brun
01 September 2021
Quarante années plus tard, au cours d'une fête d'anniversaire, Bernard (Gérard Depardieu), dit Feu-de-Bois, le paria, va raconter ce qu'il n'a jamais pu dire. L'amertume, la rancœur l'animent, comme refrain de sa vie. Pourtant, Bernard a eu une vie normale avec un travail, une épouse et deux enfants. À présent, il rumine son passé dans la solitude. Il boit pour oublier, il se néglige. Seule Solange (Catherine Frot), sa sœur, semble le comprendre. Pourtant, lorsqu'elle invite famille et amis à la fête qui célèbre son départ à la retraite, Bernard va bousiller l'anniversaire. Il retrouve son cousin Rabut (Jean-Pierre Darroussin) avec qui il a fait l'Algérie. Ils ne se parlent pratiquement plus. Coupables ? Innocents ? Qu'est-ce être un homme, hier, aujourd'hui ? L'Algérie a ajouté aux non-dits familiaux les récits indicibles: napalm, raids dans les villages, compagnons décimés... Lucas Belvaux a su magnifiquement adapter ce roman majeur, très littéraire, usant de la voix off et de flash-back. Gérard Depardieu grogne, vocifère à l'envi. Le regard effrayé et trouble de Jean-Pierre Darroussin inquiète. Décidément, le passé ne passe pas.
Eventail.be - Vous avez voulu faire un film sur la guerre d'Algérie ?
Lucas Belvaux - Ce n'est pas tant la guerre qui m'a intéressé. Plutôt, le retour, la presse, les non-dits, le silence. Et pourquoi cette guerre a ce statut si particulier dans l'histoire de la France dont l'impact aujourd'hui reste très fort. L'envie m'est venue de la lecture du magnifique roman de Laurent Mauvignier1. Parce qu'il parle de toutes les souffrances, des Pieds-noirs comme des appelés, des Algériens, des Harkis. Il n'y a pas de regard idéologique sur ce conflit. On a dépassé cela. Maintenant parlons de la souffrance des individus, de l'impact de la grande histoire sur les gens qui l'ont faite. Les femmes françaises, les mères, les sœurs, les fiancées des appelés en souffrent terriblement, elles sont des victimes collatérales. Les appelés sont partis à 20 ans. Ils sont revenus cassés, brisés, alcooliques, violents...
- Qu'avez-vous gardé ou écarté du roman ?
- Je n'ai rien ajouté. J'ai dû enlever avec regret l'histoire de Saïd et sa femme (cinquante pages dans le livre), quelques grosses digressions qu'on accepte dans le roman. C'est un livre sur la mémoire. Le film est construit comme le fonctionnement de la souvenance : il n'y a pas de concordance des temps, pas de chronologie car la mémoire passe du coq à l'âne. Un souvenir d'enfance rappelle un souvenir d'il y a trois semaines ou l'inverse. Cela va dans tous les sens.
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- D'où le besoin d'une voix off ?
- Le cinéaste doit être libre et je l'ai été. Un film est un autre objet. Le roman se déploie par de grandes digressions et des narrateurs multiples. Il me fallait trouver des astuces. Mauvignier, c'est le romancier du ressassement, il broie les souvenirs, ce que je voulais garder. La voix off permet des effets particuliers. Elle aide à faire, comme par télépathie, communiquer des personnages de lieux et d'époques différentes. Elle commentait le regard... On parie que dans six mois on va mettre la voix off de Depardieu par-dessus la séquence et que ce sera très joli... sauf qu'on n'est pas sûr du tout ! On se fait confiance. Quand on filme on n'a pas encore la voix. Elle n'existe que s'il y a une image alors que dans le livre, ce sont des narrateurs. Ce n'est pas la même chose. Je n'avais jamais fait de voix off.
- La violence de Bernard, les relations conflictuelles au sein de la famille existaient avant le départ en Algérie
- L'historien Benjamin Stora dit que l'Algérie c'est le secret de famille de la France. La force de Mauvignier c'est d'avoir raconté l'impact de la guerre à travers aussi des vrais secrets de famille. Il mélange la France et la famille.
- Etes-vous tenté de faire un film sur la relation entre la Belgique et le Congo ?
- J'y ai pensé. Cela ne va pas tarder, nous sommes à l'époque des petits enfants. Le récit du Congo commence par des livres. C'est compliqué, c'est lourd pour un cinéaste d'envoyer des gens au Congo maintenant. C'est un risque : il y a la guerre, beaucoup de violence. Ce n'est pas calme.
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- Vous avez tourné en Algérie ?
- Non, au Maroc. En Algérie, c'est très compliqué. Toute une série de films ont abordé le thème de la guerre d'Algérie: "La guerre sans nom" de Bertrand Tavernier (1994), "Le Petit Soldat" de Jean-Luc Godard (1963), "Les parapluies de Cherbourg" de Jacques Demy (1964), "Muriel ou le temps d'un retour" d'Alain Resnais (1963), "R.A.S." , d'Yves Boisset (1973) ... et pourtant on a l'impression qu'on n'a pas beaucoup évoqué cette guerre. On est dans le déni et un refus d'Etat de ne pas parler de ça. La France a eu le sale rôle comme le FLN. Tout le monde s'en sert quand on en a besoin. J'espère que "Des hommes" sera montré en Algérie. Il est toujours très compliqué de parler des Harkis en Algérie, dont certains étaient dans l'armée pendant la seconde guerre mondiale.
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- Depardieu, Darroussin, Frot...un casting prestigieux
- Pour la toute première fois, j'ai dirigé Depardieu et Darroussin, même si je les connais depuis toujours. Cela s'imposait. En écrivant le scénario, tous les deux apparaissent naturellement. J'ai la chance qu'ils aient accepté. Catherine Frot avait joué dans "La trilogie" (2003). J'ai découvert Yoann Zimmer en casting. Il s'est imposé. Il émane de lui une espèce de mélange d'assurance et de maladresse en même temps.
Des hommesde Lucas BelvauxAvec Gérard Depardieu, Jean-Pierre Darroussin, Catherine Frot, Yoann ZimmerEn salle mercredi 1er septembre1 : « Des hommes », Laurent Mauvignier, Les Editions de Minuit, 2009.
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