Corinne Le Brun
31 August 2022
Une nuit, dans un quartier résidentiel de Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), Clara, 21 ans, est aspergée d’essence et brûlée vive dans la rue alors qu’elle rentrait chez elle . La PJ de Grenoble est saisie de ce meurtre sans mobile apparent… La mise en scène réaliste, méticuleuse de La Nuit du 12, détaille les multiples étapes de la procédure, s’enfonce dans la noirceur de l’âme humaine. Bastien Bouillon et Bouli Lanners y sont exceptionnels. La Nuit du 12 était présenté dans la section Cannes Première au Festival de Cannes et au Brussels International Film Festival (BRIFF). Rencontre avec Dominik Moll.
Eventail.be – Vous vous êtes inspiré d’un livre document sur la PJ
Dominik Moll – Pauline Guéna, auteure de 18.3. Une année à la PJ (Poche, collection Folio, 2021) a passé un an auprès des brigades criminelles de la police judiciaire de Versailles, en 2016. Le livre est le fruit de ses observations. Elle raconte le métier au quotidien d’enquêteurs de la PJ dans différents services. Elle parle de différentes enquêtes et nous avons choisi la dernière (un fait divers survenu en Seine-et-Marne en 2013, ndlr). Elle décrit la façon dont un des enquêteurs commence à devenir hanté et obsédé par cette affaire qu’il n’arrive pas à résoudre. C’est ce qui m’intéressait.
– On pourrait même penser que l’inspecteur Yohan pourrait être l’assassin…
– Cette affaire est tellement énigmatique qu’on pourrait croire que tous les hommes auraient pu le faire, y compris l’un des enquêteurs. Yohan est un peu inclus. Il y a cette idée qui plane dans le bureau d’enquêtes. Cette culpabilité est presque partagée par tous les hommes parce que comme Yohan le dit « il y a quelque chose qui cloche entre les hommes et les femmes ». Ce que pense aussi la femme juge d’instruction.
© Hautetcourt
– Clara, la très jeune victime, mène une vie amoureuse et sexuelle mouvementée..
– Je pense qu’il y a des jeunes femmes qui ont effectivement une vie amoureuse et sexuelle chahutée. On parle de sex friends : on couche ensemble sans être amoureux. Et le jugement vient très vite. D’un homme qui a plein de conquêtes on dira qu’il est un homme à femmes, c’est presque valorisant. Et une femme qui a beaucoup d’aventures et si elle se fait tuer, il y a très vite l’idée qu’elle l’a peut-être un peu cherché. Que, si elle aime bien les bads boys, il ne faut pas s’étonner de qu’elle se fasse tuer. C’est fou comme réflexe.
– Ce qui ne fonctionne pas correctement entre les hommes et les femmes était déjà présent dans le livre ?
– Ce n’était pas présent de façon aussi formulée mais, quand même, le fait que ce soit un monde d’hommes, ce qui est le cas de la PJ, que ce soit décrit pas une femme sur ce monde masculin, c’est sûrement quelque chose qui est là en filigrane. Nous l’avons fait émerger plus fortement dans l’écriture du scénario. Je n’ai pas constaté de machisme envers des femmes interrogées par rapport à un crime. Les enquêteurs sont quand même très professionnels.
– Vous avez immergé dans ce milieu ?
– Je n’ai séjourné qu’une semaine à la PJ de Grenoble, une expérience très intense. J’ai été très bien accueilli. Les enquêteurs m’ont embarqué partout : j’ai assisté à des interrogatoires, des perquisitions, des arrestations. Même si le livre est très documenté et riche, il me fallait aller sur le terrain. De voir les choses soi-même de l’intérieur, c’est n’est pas la même chose. Par exemple, je me suis rendu compte de l’importance du travail en groupe, six à huit enquêteurs avec un chef de groupe. On sent l’importance de l’équipe. Ce n’est parfois même pas une deuxième mais une première famille. Ils passent beaucoup de temps ensemble et aussi, ce que j’ai observé, c’est que les hommes ne se livrent pas de la même façon que les femmes, ils ne parlent pas du ressenti intime qu’ils ont par rapport à ce qu’ils voient et vivent. C’est évacué souvent par des blagues pas toujours subtiles. C’est un fonctionnement de mecs entre eux. Ce sont des êtres humains sensibles, malgré tout.
Dominik Moll, Bouli Lanners et Bastien Bouillon au Festival de Cannes © Cyril Moreau/Bestimage
– Marceau se confie à Yohan sur sa vie personnelle…
– Marceau a du mal à avoir une vie conjugale normale. Il y a plein d’enquêteurs dont le couple explose parce qu’ils ont des conditions de travail qui font qu’ils n’ont pas assez de temps à consacrer à leur famille. C’est aussi une réalité dont j’avais envie de parler. En fin de carrière, Marceau dit « ce métier me rend haineux » et il a envie d’arrêter. Ce trop plein d’émotions qu’il a accumulé fait qu’il vrille et qu’il va avoir un comportement qui est à l’encontre des règles de la procédure et qui peut même mettre l’enquête en danger. Ce que lui reproche Yohan. Même s’il est plus taciturne, on sent que Yohan prend sur lui, qu’il encaisse. Il va faire des tours de pistes au vélodrome, dans les montagnes pour évacuer cette tension et cela l’atteint évidemment aussi.
– Qu’avez-vous ajouté après avoir lu le livre ?
– Ce qu’on a fait émerger de façon plus forte c’est la question du rapport des hommes et des femmes et de l’impact de la violence à laquelle ces enquêteurs hommes sont confrontés, une violence commise par d’autres hommes sur une femme, en l’occurrence. Il est intéressant de voir ce que cette violence-là leur renvoie sur leur propre masculinité. Comment ils sont amenés à la questionner peut-être aussi. Dans la trajectoire de Yohan, il y a peu de femmes mais celles qui sont présentes sont très importantes parce que leur parole va lui permettre aussi d’évoluer, de se poser des questions sur ce que c’est d’être un homme dans ce milieu-là.
– Observer la PJ de l’intérieur est aussi une façon, pour vous, de lui donner ses lettres de noblesse ?
– Il ne s’agit pas d‘en faire des saints. Mais plutôt de rendre hommage à la justice, au travail que les équipes font dans des conditions pas simples. Il y a des manques, de moyens, de personnel et puis il y a toute la lourdeur de la procédure. Ils passent des heures à écrire des quantités de rapports comme si on combat le mal par des PV. Tout doit être consigné, la moindre erreur sur un début d’heure de garde à vue peut foutre en l’air tout le dossier d’enquête. Des hommes essaient avec les moyens du bord de faire leur boulot le mieux possible. Quand ils n’arrivent pas à trouver le coupable, qu’ils n’ont rien pour inculper un suspect pour qu’il soit mis en examen, cela crée de la frustration. D’autant plus quand c’est un crime qui implique une vraie victime, quelqu’un qui était là au mauvais endroit au mauvais moment.
– Comment avez-vous avez convaincu Bouli Lanners de jouer dans La Nuit du 12 ?
– Dans tous les rôles qu’il joue, il y a cette grande humanité qui explose. Pour ce personnage-là, cette qualité était essentielle. Il était très enthousiaste sur le projet. Il connaissait mon travail et moi le sien en tant qu’acteur et réalisateur.
– Nous retrouvons la trop rare Anouk Grinberg dans le personnage de la juge d’instruction
– Elle a accepté de faire des essais. Comme elle a cette fantaisie et cette voix très particulière, le personnage était tout de suite là. J’étais très heureux de pouvoir travailler avec elle.
– Un chat noir est présent dans le film. Pour quelles raisons ?
– Le chat noir est évoqué souvent chez les flics: « C’est qui le chat noir ? », « Qui porte la poisse alors qu’on a fait la fête la veille et qu’on a mal à la tête, alors que cette affaire devrait aller aux gendarmes »… C’est une idée qu’on s’est amusé à décliner avec la présence du chat tout le long du film.
Photo de couverture : © Fanny de Gouville
Titre
La Nuit du 12
Réalisation
Dominik Moll
Distribution
Bastien Bouillon et Bouli Lanners
Sortie
En salles
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