Corinne Le Brun
02 April 2020
Marguerite Steinhel, née dans une grande famille d'industriels français, est la maitresse du président français Félix Faure qui s'étouffe de plaisir dans ses bras. « La pompe funèbre » est aussi accusée d'avoir assassiné son mari et sa mère. Sylvie Lausberg, Présidente du Conseil des Femmes Francophones de Belgique, psychanalyste, retrace le destin d'une femme libre. Jusqu'alors racontée par les hommes, la vie de Marguerite Steinhel se révèle sous un autre jour.
Eventail.be - Marguerite Steinhel fait-elle partie de votre combat féministe ?
Sylvie Lausberg - Elle a une place très particulière. On la traitait vraiment comme une traînée. Elle a droit à une certaine forme de dignité même si elle est décédée. A partir de 2009, comme membre du CFFF, je me suis intéressée aux injures sexuelles faites aux femmes proches du pouvoir («Toutes des salopes, injures sexuelles: ce qu'elles disent de nous», Ed. du Silo, 2017, ndlr). Petit à petit, cette réflexion s'est articulée comme une réponse à la parole des femmes. Marguerite Steinhel entre dans ce contexte. Je me suis penchée sur sa vie grâce à un article publié dans Paris Match que ma grand-mère m'avait donné. Ce qui m'intéressait c'était la figure d'une femme qui avait connu les hautes sphères du pouvoir puis la prison pour un double crime, de sa mère et son mari. Cela a nourri mon imaginaire sur base d'une longue enquête.
Marguerite Steinhel et sa famille © DR |
- Est-elle féministe ?
- Non. Mais elle vit comme une féministe dans le sens où elle ne veut renoncer à rien. Elle aspire à une vie familiale aisée. Elle veut des amis, de la culture et des amants. Elle est une femme libre. Elle est assez critique à l'égard des suffragettes. Elle utilise la séduction comme moyen de convaincre, tout en ayant un idéal très républicain, de droiture, de probité, d'équité, dans le droit fil de son éducation protestante. Très à l'écoute des autres, elle prend rarement la parole, elle ne se met jamais en valeur. La confrontation avec les journalistes a été très dure pour elle, c'est ce qui l'a perdue. Plutôt dreyfusarde, cultivée, elle était « détestable ».
Portrait de Marguerite Steinhel avec sa fille © DR |
- À ce propos, quel regard portez-vous sur le film J'accuse de Roman Polanski ?
- J'ai vu le film, par ailleurs très bon. Il ne faut pas l'interdire. Je suis contre la censure. Si Roman Polanski est réellement coupable, il doit être condamné. Je suis contre le tribunal collectif. Même s'il y a prescription, il faut trouver une manière pour que les victimes puissent démontrer qu'elles ont été victimes. On est dans un système de droit où la présomption d'innocence prévaut. Donc la charge de la preuve revient à la victime. Je ne remets pas en cause la parole des femmes. Je ne sais pas si Polanski est coupable ou pas. Je trouve qu'on est dans un moment terriblement radical qui veut interdire, qui accuse de manière collective. Cette attitude va à l'encontre de mes objectifs en tant que présidente CFFF, qui voudrait donner une image des femmes collée avec une caricature. Le féminisme, ce n'est pas porter une plainte collective contre quelqu'un. Ce sont les personnes concernées qui doivent parler de ça.
- Le féminisme a-t-il changé ?
- Oui ! Le jeu sexuel, la sensualité, l'expérience du plaisir sans un engament étaient des années bénies. Le sida a tout changé. Il a permis le retour d'un discours très alarmiste sur la sexualité. Pour être protégés, continuer à vivre, il faut être abstinent ou être avec un seul partenaire. D'où le retour d'un cadre le plus sécurisant pour les jeunes. L'investissement dans le lien amoureux est différent, ce qui est sans doute positif. Mais je ne voudrais pas avoir 25 ans aujourd'hui. Il y a trente ans, on se traitait de manière égale, à tous les niveaux. Un homme me giflait ? Je claquais la porte. Aujourd'hui, la société est beaucoup plus violente. Les femmes se sentent coupables quand elles doivent quitter leur compagnon parce qu'on n'est plus dans cette liberté, cette légèreté. Je prône l'universalisme des droits, et pas seulement dans le féminisme. Je plaide pour une société plus souple, moins identitaire. Aujourd'hui, certains courants plus radicaux du féminisme mènent à la division plutôt qu'au rassemblement. Je refuse le manichéisme.
Sylvie Lausberg © DR |
- Comment combattre le féminicide ?
- Des propositions de loi sont sur la table pour que l'article 410 du code pénal incrimine de manière spécifique le féminicide. On voit qu'en Espagne et d'autres pays où le féminicide est incriminé comme tel, la population, les mentalités en tiennent compte. La loi Lizin1 n'a que 20 ans en Belgique. Les mentalités changent, et sous la pression des féministes. Notre objectif est qu'il n'y ait pas de féminicide. La Belgique doit appliquer la convention d'Istanbul qu'elle a ratifiée en 2016. Contraignante, elle vise à l'élimination des violences envers les femmes. Tous les deux ans, la Belgique doit rendre un rapport pour montrer qu'on met en place des politiques contre les violences envers les femmes. Le chantier est énorme. La Belgique recense 40 000 procès-verbaux pour violences conjugales par an. Seulement 10 % des femmes portent plainte et 70% sont classées sans suite. 23 féminicides ont été recensés en 2019 et 100 depuis 2017. On demande que le plan d'action contre les violences soit une priorité du gouvernement fédéral parce que le fléau est généralisé.
1 : La loi Lizin a sorti la violence conjugale de la sphère privée pour la placer dans le domaine d'intervention de la Justice.
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