Corinne Le Brun
15 April 2020
L'amabilité flatteuse tourne aux propos insistants, moqueurs, injurieux, humiliants. Inlassablement répétés. La spirale étouffante de cet «ami» harceleur est à l'œuvre. Romancière, dramaturge, journaliste, chroniqueuse à la RTBF, Myriam Leroy donne à lire une fiction glaçante. Une histoire qui ressemble à la sienne.
Eventail.be - Que vous apporte votre roman pendant et après sa publication ?
Myriam Leroy - Replonger dans des choses très sales n'a pas l'effet d'une purge. Je me devais d'écrire quelque chose de contemporain à travers une expérience personnelle qui pouvait avoir une résonnance universelle pour la femme. À ma grande surprise, le roman a été très bien reçu par les hommes, aussi. Très en colère depuis mouvement #MeToo, ils se sentent injustement cloués au pilori. Mais ils ont bien vu que je parlais d'un phénomène de société dans lequel on a tous un rôle à jouer. Beaucoup m'ont parlé d'un choc quand ils ont lu le roman. Des rencontres dans les bibliothèques, des conférences prouvent que le cyber-harcèlement devient un sujet de société même si elle n'est pas prête à le voir. Le livre me permet de faire corps avec d'autres femmes qui ont vécu des histoires similaires. J'ai trouvé une sorte de sororité.
- Plutôt qu'un témoignage ou un essai, vous avez préféré la fiction. Pourquoi ?
- J'ai écrit une autofiction. L'histoire de la narratrice est largement la mienne et celle entendue de la vie des autres. J'ai inventé des personnages à partir de moi. Il s'agit d'un geste artistique, pas un journal intime. Pendant des années, j'ai essayé de prendre le sujet par tous les bouts possibles. Je jetais tout à la poubelle. Je ne trouvais pas la forme littéraire dans laquelle je pouvais m'amuser. Finalement, ce discours de la narratrice qui ne parle que des autres et les autres qui ne parlent que d'elle me convenait.
- La narratrice n'a eu aucun soutien, de personne. Comment l'expliquez-vous ?
- J'avais plus de soutien que la narratrice. Les gens ne savent pas quoi faire, en réalité. L'entourage est démuni. Moi aussi, si je n'étais pas passé par là, j'aurais minimisé à coups de « tu n'as qu'à pas aller voir ». J'ai aussi dit ce genre de bêtises. Mais c'est la double peine : vous souffrez et on vous dénie le droit à cette souffrance. On met en doute la parole, les témoignages, les vécus des femmes. Et, pendant très longtemps, on a eu tendance à dépolitiser ce type d'affaire, à faire passer le harcèlement via Internet pour des conflits, des disputes entre personnes alors qu'il s'agit d'agressions toujours faites par le même type de profil contre le même type de victime. Réduites à des faits divers, il est impossible d'y réfléchir. C'est une misogynie ancestrale qui est à l'œuvre, dont Internet est un des visages modernes. C'est du harcèlement tout court. Internet n'a pas inventé la misogynie. Il est le moyen, pas le lieu.
© Astrid di Crollalanza |
- La violence physique existe-t-elle dans le cyber-harcèlement ?
- Le cyber-harcèlement sexuel qui consiste à la tentative de réduction au silence des femmes est particulièrement physique. Il s'appuie sur des menaces de viol, des insultes à caractère sexuel qui mettent en scène le corps des femmes. C'est assez performatif. Quand on vous décrit une scène dans la laquelle on vous viole, vous vous sentez violée. Votre cerveau imagine, votre corps encaisse aussi. Dans son errance médicale, la narratrice a les yeux rouges. Elle somatise. Internet c'est la vraie vie.
- L'ère post #MeToo aide-t-elle à prendre conscience de la violence du cyber-harcèlement ?
- Je le sens. Les gens estiment qu'il y a quelque chose de grave qui se joue dans cette violence sexospécifique basée sur le genre ce qui n'était pas le cas avant #MeToo. Moi-même, j'ai porté plainte deux fois contre la même personne. Les plaintes ont été classées sans suite de manière automatique. La troisième, pourtant la même, a été examinée avec beaucoup d'attention une fois que #MeToo avait un peu dessillé les yeux de tout le monde, de la société, des magistrats.... Et du coup, les doléances des femmes ont été plus prises au sérieux.
© Astrid di Crollalanza |
- Où en est votre dossier au niveau de la justice ?
- L'individu a fait appel de la décision de renvoyer l'affaire en correctionnelle. On doit plaider le renvoi un jour ou l'autre. J'attends que justice soit faite, aux yeux de tous. Mais rien ne réparera le préjudice subi. Des consoeurs1 françaises victimes de cyber-harcèlement ont porté l'affaire en justice mais les harceleurs écopent d'amendes microscopiques, de peines de prison pas du tout à la hauteur du dommage subi, dès lors pas encore tout à fait dissuasives. On progresse. Avant il n'y aurait même pas eu de procès. J'ai porté plainte fin 2016 qui a été enregistrée début 2017 et nous sommes en 2020. C'est très long et lent. La pandémie du coronavirus ralentit les choses. Je suis décidée à aller jusqu'au bout. Même s'il n'y a pas actuellement de texte spécifique qui condamne le cyber-harcèlement, on assiste à une prise de conscience de la justice. Dans la jurisprudence belge, les juges ont effectivement rendu quelques jugements qui ont fait un précédent.
- En cette période de confinement, pensez-vous que le cyber-harcèlement se développe au même titre que les violences conjugales ?
- Je n'en sais trop rien. J'ai supprimé mes comptes Facebook et Twitter il y a plus d'un an. J'ai l'impression qu'il n'y a plus de place pour ce type de haine en ce moment parce qu'il y a plus urgent sur le feu : notre propre survie en tant qu'individu. Les défouloirs, les haines sont un peu mis au frigo. Les violences physiques flambent, je connais des cas précis autour de moi. Ce n'est pas uniquement des statistiques. Des femmes dégustent.
- Vous avez un projet de documentaire avec Florence Hainaut sur le harcèlement
- On devait commencer à tourner début avril. Il s'agit d'un documentaire itinérant sur la manière dont le cyber-harcèlement est vécu dans plusieurs pays. La Suède, par exemple, a mis en place des brigades de police et des magistrats spécialisés. Nous sommes prêtes. Nous attendons le feu vert des autorités.
Les yeux rouges, Myriam Leroy (Editions du Seuil)
La pièce théâtre de Myriam Leroy, ADN, présentée pendant les 12 et 13 mars derniers, est reportée pour cause de crise du coronavirus
À paraître : Je préfère les blattes, BD de Myriam Leroy et Justin Lalieux (Editions Dupuis)
1 : Selon l'Enquête de la FIJ (Fédération internationale des journalistes), deux tiers des femmes journalistes sont victimes de harcèlement sexiste en ligne (trouvez l'enquête de la FIJ ici)
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