Rédaction
21 October 2016
Dans une lande désolée, sous un ciel bas qu'assombrit une longue langue de nuages anthracite qui évoque un oiseau du malheur, cinq personnages se livrent à une étrange pantomime. Au centre, Don Quichotte ôte un masque de théâtre grimaçant et semble en conversation avec un angelot juché sur l'arrière-train d'un des deux ânes. Devant eux, à droite, un autre ange baissant la tête est retenu par un homme au bonnet d'âne rouge et aux jambes enchevêtrées, tandis qu'un autre nabot lève les bras au ciel, bouche bée. Danse-t-il ? Implore-t-il le divin ? À gauche, sur la carriole déséquilibrée, une femme au visage facétieux joue avec un petit chien et un entonnoir, évocation manifeste de la folie.
Que font tous ces personnages au milieu de nulle part ? Face à ce grand tableau (2 mètres sur 2,60), le spectateur – absorbé par son sujet tant par la touche virtuose de Garouste que par le nombre de détails à apprécier – ne dispose d'aucune clé. Il tentera pourtant une lecture-narration destinée à saisir le sens de ce qu'il conçoit comme une scène. C'est en tout cas ce que l'artiste semble nous inviter à faire. Mais le peintre, volontairement, embrouille tout. Voudrait-il que nous le pensions fou ?
Gérard Garouste, Le Masque, 1998, huile sur toile. Collection particulière. © Galerie Daniel Templon, Paris/Bruxelles – Bertrand Huet, Tutti Image |
Né de la plume de Cervantès, à une époque où les tribunaux de l'Inquisition faisaient rage dans toute l'Europe, en opposition notamment à la foi en les sciences en pleine progression, l'anti-héros Don Quichotte opposait alors à ce climat tendu entre raison et dogme religieux un théâtre de la vie à la fois loufoque et picaresque. Mais hélas, comme nous le sous-tend Garouste, la magie n'opère plus totalement. L'ambiance est au désenchantement, les arts et les mythes ne parvenant pas à nous arracher à ce monde en constante déchirure. Armé de ses pinceaux, l'artiste français évolue en équilibre sur la frontière ténue entre intuition et folie pour appréhender le monde. Il s'associe volontiers à la figure de Don Quichotte que Michel Foucault avait décrit comme "un simple signe errant dans un monde qui ne le reconnaît plus" (Les Mots et les Choses). Silhouette aussi filiforme qu'une lettrine sortie d'un livre entrouvert (comme dans le tableau Le Masque), le "chevalier à la triste figure" devient un corps sans organe que le peintre déforme afin de signifier nos combats intérieurs et notre quête d'identité. Une quête à laquelle Don Quichotte nous entraîne à sa suite, nous invitant, tout au long de l'exposition du BAM, à réinterpréter selon nos connaissances un monde "à la croisée des sources"...
Lisez aussi le compte-rendu de l'exposition "Gérard Garouste" dans notre agenda de l'art contemporain, en page 56 de l'édition d'octobre de L'Eventail, disponible en librairies et sur tablettes ici.
Gérard Garouste. À la croisée des sourcesPublicité