Bruno Colmant
04 February 2022
Le professeur Dr. Bruno Colmant est membre de l’Académie royale de Belgique. © DR
Cette fonction de la monnaie permet de reporter dans le temps ou, au contraire, d’anticiper la consommation. C’est d’ailleurs pour cette raison que la stabilité de la monnaie, c’est-à-dire le maintien de son pouvoir d’achat, est un objectif premier de nos gouvernants, d’autant que la monnaie n’est plus garantie par un étalon métallique, tel l’or, mais… par la confiance qu’on attribue à ces mêmes gouvernants.
Mais revenons sur ces deux fonctions essentielles de la monnaie, à savoir l’aspect transactionnel (elle est utilisée pour acquérir et vendre des biens) et sa fonction de thésaurisation. Ces fonctions sont aujourd’hui liées : un euro utilisé pour une acquisition a la même valeur qu’un euro épargné, à tout le moins au moment de sa thésaurisation. Dans l’histoire, il y eut plusieurs exemples de dissociation de la monnaie entre ces deux fonctions, à savoir l’utilité transactionnelle et la réserve de valeur.
Dans un remarquable ouvrage, Au cœur de la monnaie, paru chez l’éditeur Yves Michel (août 2011), feu l’économiste belge Bernard Lietaer nous apprend que dès le premier millénaire de notre ère, on identifiait, autant en Angleterre que dans nos contrées, une pratique des Mérovingiens (du Ve au VIIe siècle) consistant à remplacer régulièrement une monnaie par une autre, afin de décourager la thésaurisation. À l’avènement de chaque roi, de nouvelles pièces étaient frappées, mais en confisquant une partie des pièces émises par le roi précédent.
C’est un phénomène que Bernard Lietaer qualifie de “surestarie“. Une nouvelle frappe de monnaie remplaçait la précédente : les pièces en circulation étaient reprises moyennant une taxe d’émission. Quiconque était en possession d’anciennes pièces devait payer cette taxe. Il était donc plus intéressant de dépenser ou d’investir ces pièces que de les thésauriser. Selon l’économiste, cette technique a contribué au renouvellement des biens durables de longue utilité, tels les moulins. On trouve, dans cette pratique, l’expression du droit régalien (c’est-à-dire le droit lié à la souveraineté d’un chef d’État) de battre monnaie et de fixer la valeur de l’étalon monétaire. Au reste, l’histoire fourmille d’exemple où les souverains ont modifié les parités monétaires afin d’assurer le remboursement des dettes qu’ils avaient contractées. Des siècles plus tard, cette singularité monétaire se retrouva dans la théorie d’un économiste né en Prusse, à Saint-Vith (aujourd’hui en Belgique), au XIXe siècle, Silvio Gesell. En 1916, il formule son extraordinaire idée de “monnaie fondante” dans l’ouvrage L’Ordre économique naturel.
Cette théorie postule que la thésaurisation est néfaste pour l’économie. La seule manière d’injecter de l’argent dans l’économie est de forcer sa dépréciation naturelle, à intervalles fixes. L’idée est originale : au lieu de subir l’inflation, c’est la monnaie qui va imposer sa propre perte de pouvoir d’achat et donc son rythme de circulation. Gesell arriva à la conviction que la monnaie doit “rouiller” en perdant périodiquement de sa valeur. Il préconisait une dépréciation d’un millième par semaine, ce qui correspond à 5,2 % par an.
Selon Silvio Gesell, la perte de valeur régulière et prévisible de l’argent aurait favorisé son injection dans l’économie, puisque les agents économiques s’opposeraient à une dépréciation de leur pouvoir d’achat par des achats d’actifs et des remboursements de dettes. Il en résulterait une circulation monétaire constante permettant aux pouvoirs publics d’en doser la quantité afin d’assurer la stabilité des prix.
L’idée de Gesell doit être replacée dans le contexte du monétarisme métallique des deux siècles précédents. L’économiste postulait que si la détention de la monnaie coûtait au moins autant que la détention des biens, l’équilibre serait rétabli et le système économique pourrait fonctionner sans heurts et sans pénalisation.
La technique de la “surestarie” et l’idée de la “monnaie fondante” ne sont pas mortes. On les appelle aujourd’hui “assouplissements quantitatifs” ou politiques monétaires “non conventionnelles”, ce qui signifie, dans une expression simplifiée, faire tourner la planche à billets ou fabriquer de l’inflation. Les Mérovingiens l’avaient déjà instauré, sous des vocables moins pudiques et plus brutaux.
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