Sylvie Dejardin
03 September 2024
L’Éventail – Pouvez-vous expliquer l’évolution et les conséquences des principaux enjeux agro-alimentaires dans le contexte mondial ?
Olivier De Schutter – Depuis les années 1960, les politiques agricoles mondiales ont été axées sur l’augmentation de la production pour répondre à la crainte de pénurie alimentaire et à la croissance démographique. Cela a entrainé une augmentation du nombre de machines agricoles, des systèmes d’irrigation à grande échelle, le développement de variétés de plantes à haut rendement, ainsi que l’usage massif de pesticides et d’engrais chimiques. Ces pratiques ont eu des conséquences environnementales majeures, notamment l’érosion de la biodiversité, la détérioration de la qualité des sols, due notamment aux monocultures, et la pollution des nappes phréatiques par les intrants chimiques.
En termes de qualité alimentaire, cette approche a favorisé la production de calories au détriment de la diversité nutritionnelle, conduisant à une alimentation peu diversifiée et à des taux d’obésité élevés. Le système productiviste actuel pose également un problème de santé publique en raison de l’augmentation de la consommation d’aliments transformés et ultra-transformés, facilitée par les subventions agricoles et la disponibilité de l’énergie fossile à bas coût. Les processus de transformation, d’emballage et de transport sont très énergivores, contribuent ainsi à 30% des émissions mondiales de gaz à effet de serre.
Enfin, la perte des savoirs culinaires et la diminution du temps consacré à la cuisine ont modifié les normes sociales entourant l’alimentation. Aujourd’hui, la priorité n’est plus donnée à la préparation de repas frais, et les produits transformés dominent, ce qui reflète un changement technique et civilisationnel dans notre rapport à l’alimentation.
Olivier De Schutter © Tineke d’Haese
– Comment évaluez-vous la pérennité des systèmes agricoles actuels face aux défis écologiques tels que le changement climatique et la perte de biodiversité ?
– L’agriculture actuelle est à la fois coupable et victime des problèmes environnementaux. Elle est coupable d’entraîner la perte de biodiversité, l’érosion et la pollution des sols, et de contribuer aux émissions de gaz à effet de serre. Les sols, en mauvaise santé, ne peuvent plus agir comme puits de carbone. En même temps, l’agriculture est victime des changements climatiques (sécheresse, inondations), de la baisse de la pollinisation et de la fertilité naturelle des sols, ce qui la rend très fragile et peu résiliente. Ce cercle vicieux rend le système agricole insoutenable à long terme.
– Quels sont, selon vous, les principaux obstacles à la transition vers des systèmes agricoles plus durables ?
– Dans nos pays, les principaux obstacles sont le coût de la main-d’œuvre, qui pousse à développer des techniques de production intensives en capital et peu en main-d’œuvre, favorisant les machines et les monocultures. Une autre contrainte majeure est le subventionnement direct et indirect des énergies fossiles, qui maintient à flot un système agricole non pérenne. Si ces subventions étaient supprimées, l’agriculture actuelle deviendrait trop coûteuse et les agriculteurs seraient forcés de changer de modèle. Ils sont également confrontés à un faible pouvoir de négociation face aux grandes centrales d’achat, des coûts de production volatils liés aux prix de l’énergie, et une concurrence mondiale intense qui les oblige à réduire constamment leurs marges pour survivre. La politique agricole commune (PAC) n’a pas toujours protégé les agriculteurs européens de la concurrence déloyale venant de l’extérieur de l’Union européenne (UE).
– Est-il possible de nourrir la planète avec un modèle respectueux de l’environnement et des valeurs sociales ?
– Il est possible de nourrir la planète tout en respectant l’environnement et les exigences d’un travail décent grâce à des approches complémentaires. La PAC de l’Union européenne, représentant près de 40% du budget européen, peut instaurer des conditions de concurrence équitables en intégrant des contraintes environnementales et sociales, comme des normes garantissant une rémunération adéquate des ouvriers agricoles. En imposant des conditions strictes pour les produits importés, l’UE peut protéger ses producteurs de la concurrence déloyale.
L’agroécologie, qui respecte la complexité des écosystèmes, combine et maximise les ressources naturelles en encourageant des pratiques telles que l’agroforesterie ou des systèmes de polyculture-élevage. Travailler en harmonie avec la nature assure des pratiques agricoles durables, tout en permettant de maîtriser les coûts de production, notamment en réduisant l’usage d’intrants produits avec des énergies fossiles. Il est possible de développer un modèle agricole durable et équitable répondant aux défis alimentaires mondiaux tout en protégeant l’environnement.