Corinne Le Brun
19 August 2020
Après la série télévisée fleuve de Rainer Werner Fassbinder (19801), le réalisateur allemand Burhan Qurbani adapte à son tour le roman d'Alfred Döblin publié en 1929. Fils de réfugiés afghans, le cinéaste apporte une vision contemporaine et multiculturelle. Rencontre avec son acteur principal, Welket Bungué.
Eventail.be - Pourquoi avez-vous accepté ce rôle, si éloigné de vous ?
Welket Bungué - Ce fut un immense challenge d'interpréter Francis, en effet. Cela me rendait humble parce que j'ai beaucoup voyagé et découvert des cultures différentes. J'ai travaillé au Portugal et au Brésil comme acteur et réalisateur. C'était très riche. Grâce à ce rôle, j'ai pu voir des similitudes entre les personnages que j'ai joués. J'ai tellement travaillé toute ma vie pour avoir ce type d'opportunité et prouver mes qualités d'acteur2. Nous devons rester humbles, nous sommes des artistes et nous devons utiliser notre art pour exprimer la profondeur du film.
- La langue n'était-elle pas un obstacle ?
- J'ai envoyé un vidéo tape en anglais et en allemand à la production du film. J'ai attendu six mois et pendant ce temps-là j'ai appris l'allemand au Brésil. De retour au Portugal, j'ai continué avec un professeur allemand rien que pour le film. Puis je suis venu à Berlin pendant cinq mois. Mon amie est allemande. Là, j'ai approfondi l'apprentissage du dialecte berlinois avec un coach spécialisé pour les acteurs. J'ai pu progressivement «penser» en allemand et, me sentir plus proche de la culture allemande. Ce qui est essentiel pour comprendre le personnage et l'environnement dans lequel il se trouve.
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- Avez-vous lu le livre et vu la série ?
- Pas avant le contact de la société de production. Après, j'ai lu des extraits du livre d'Alfred Döblin et des critiques de la série de Fassbinder. Pendant le tournage, j'ai regardé des épisodes mais je ne voulais pas qu'ils influencent mon interprétation par rapport au scénario. Culturellement, c'était important de connaître la République de Weimar, très éloignée de ma culture portugaise.
- Vous êtes-vous inspiré d'un acteur ou d'un personnage ?
- Francis est un être libre, personne ne le pousse à agir. On pourrait croire que les circonstances influencent son comportement. En fait, non. Il est habité par la volonté d'être. C'est ainsi que je le comprends. On travaillait tous dans les nuances les plus fines de la société contemporaine. Nous avons essayé de ne pas produire des stéréotypes ou clichés que l'on peut voir dans d'autres films. C'était le challenge le plus haut pour moi d'incarner un personnage qui, au-delà des circonstances, ne devait pas s'exhiber comme une victime. Je ne veux pas qu'il inspire la pitié. On doit le présenter avec dignité. De la même manière que la mort de George Floyd inspire le respect. Dans Hotel Rwanda ( 2005), Don Cheadle incarne l'histoire vraie de Paul Rusesabagina qui a sauvé 1 200 personnes dans l'hôtel des Mille Collines pendant le génocide rwandais. Surnommé "Johnny mad dog", le personnage est très intéressant.
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- Le mouvement américain Black Lives Matter aide-t-il le film ?
- Absolument. De la même manière que la mort de George Floyd a profondément interpellé le mouvement, né en 2013. Je pense que cette interpellation policière, médiatique, a sensibilisé le public partout dans le monde. Black Lives Matter nous fait prendre conscience de voir, d'écouter et de parler. Ce mouvement pourrait faire comprendre le personnage de Francis dans le film, y compris les plus vulnérables dans notre société. C'est le sujet du film. Si chacun d'entre nous se sent blessé, touché par ce qui arrive à George Floyd, nous voyons le film avec un autre regard, plus conscientisés sur ce qui menace notre démocratie, aux Etats-Unis, au Brésil. Au Portugal, des brutalités policières ont été commises vis-à-vis de la communauté africaine. Black Lives Matter parle à chacun d'entre nous.
- Que signifie être noir aujourd'hui ?
- Que signifie être blanc ? Je ne sais quelle réponse vous attendez de moi. Je serai noir, partout, toujours. Si vous parlez de racisme, il opère différemment mais, de toute façon c'est mauvais et il tue. Nous devons l'éradiquer. L'origine est inchangée: certaines personnes sont plus importantes que d'autres, en raison de leur couleur de peau. Les Européens ont été partout dans le monde. C'est un système qui existe partout. Les noirs ne bénéficient toujours pas de leurs droits. Il n'y a jamais eu de réparation. Aujourd'hui, la plupart qui dominent le pouvoir au Brésil reproduisent l'afro-racisme que les Européens ont construit il y a plus d'un siècle. J'ai apporté ma couleur dont je suis très fier et mon expérience artistique. Je viens d'écrire mon premier livre, une chronique de mes voyages et ses dix-huit films que j'ai réalisés.
- Vous vivez à Berlin. Comment vous y sentez-vous ?
- Ma partenaire allemande et moi vivions au Brésil. Après l'élection de Jair Bolsonaro en 2018, nous ne voulions plus rester à Rio. C'est aussi grâce au film que je vis à Berlin. La capitale m'offre la possibilité de me battre pour être moi-même. Je m'y sens bien. Il y a beaucoup d'étrangers venus à Berlin pour y trouver leur place. Je suis acteur et réalisateur et Berlin m'offre cet espace de liberté. En plus, l'accueil du film à La Berlinale (voir notre compte rendu de La Berlinale ici) a été incroyable.
Berlin AlexanderplatzBurhan QurbaniAvec Welket Bungué, Albrecht Schuch, Annabelle Mandeng En salles.1 : Le roman a d'abord été adapté à l'écran, en 1931, par Piel Jutzi avec Heinrich George dans le rôle de Franz Biberkopf.
2 : Welket Bungué joue dans «Aller/retour», le nouveau film (en développement) de la cinéaste belge Dorothée van den Berghe.
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