Éric Janssen
12 March 2024
On entre sur la droite du Grand Trianon, un petit chemin pavé descend sous les arbres et conduit à un bâtiment ancien, où Alain Baraton vit et travaille depuis 1981, date à laquelle il a gagné le concours pour devenir jardinier en chef du domaine de Versailles. Il n’a plus jamais bougé. On le comprend. “Molière a dormi dans cette chambre…”, glisse-t-il dans un sourire. Une entrée en matière digne de ce conteur hors pair.
© Thomas Garnier/Château de Versailles
L’Éventail – Vous avez eu un parcours incroyable, car tout a commencé en 1976 par un job d’été à la caisse du château…
Alain Baraton – Oui, j’avais dix-neuf ans, je ne vivais pas très loin, à La Celle-Saint-Cloud, et c’était commode. Je n’avais pas une passion particulière pour le château de Versailles ; d’ailleurs, à dix-neuf ans, je n’étais pas passionné par grand-chose, sauf la photographie. À la fin de l’été, le jardinier en chef, Monsieur Choron, m’a proposé un emploi d’aide jardinier stagiaire. J’avais un BEP d’horticulture, là encore, pas par vocation. Mes parents, ne sachant pas quoi faire de moi, s’étaient dit : “Pourquoi pas jardinier ?” J’ai donc commencé à travailler, en attendant d’aller parcourir la planète avec un appareil photo en bandoulière !
– Le charme du jardin a ensuite agi ?
– Oui, progressivement. Tout d’abord, je découvre que quand je dis que je travaille à Versailles, cela produit un petit effet. Je n’étais pas très bien dans ma peau à l’époque et, pour la première fois, je voyais un peu de considération dans le regard des gens. Et puis, Monsieur Choron m’a pris sous son aile, il était proche de la retraite et je crois qu’il a vu en moi le fils qu’il n’avait pas eu. En 1978, je passe le concours de jardinier mosaïste, un exercice complètement désuet, mais qu’il fallait faire pour grimper les échelons. Puis, trois ans plus tard, je tente – sans trop y croire – le concours national de jardinier en chef, pour trois postes vacants : Versailles, Compiègne, Fontainebleau. Je suis reçu premier au concours et je choisis Versailles. J’ai vingt-quatre ans.
– Dans quel état est le jardin à ce moment-là ?
– Vieillissant. On se contente de peu, il y a des poubelles partout et des bégonias roses sous les fenêtres du Grand Trianon. Je nettoie le parc, j’organise la replantation du domaine – il y avait beaucoup d’arbres manquants. Je commence à donner à Versailles un autre style. Je suis aussi le premier à me soucier du respect de l’environnement, en décidant d’arrêter tous les pesticides : avant on pulvérisait chaque année pour démoustiquer le parc ! Évidemment, il y a eu des résistances, je chapeautais – et toujours aujourd’hui – une centaine de personnes. Par exemple, quand je suis arrivé, les voitures roulaient dans le parc, autour du grand canal, je trouvais ça aberrant, mais j’ai dû lutter pendant des années pour qu’elles disparaissent du paysage et ce n’est qu’avec Jean-Jacques Aillagon qu’on a interdit les voitures sous les fenêtres du Petit Trianon.
– Puisque vous parlez de Jean-Jacques Aillagon, comment étaient vos rapports ? On se souvient qu’il a été le fer de lance de l’art contemporain à Versailles…
– Pour être tout à fait juste, c’est Christine Albanel qui avait commencé avec Versailles Off, et même, je vais vous épater, la première exposition d’art contemporain, c’est moi qui l’ai organisée avec mon ami Jean-Pierre Coffe et des épouvantails réalisés par des artistes ! Pour en revenir à Jean-Jacques Aillagon, il savait que je ne considérais pas Jeff Koons comme un grand artiste, mais nous avons toujours eu des rapports courtois. Et puis, ces installations étaient temporaires.
– Vous n’aviez pas peur qu’elles entraînent des dégâts ?
– Franchement non, tout est très contrôlé avec des équipes techniques. Ce qui ne m’empêchait pas de m’interroger : est-ce que le jardin n’est pas une œuvre d’art en soi ? Si oui – et c’est ce que je pense – on ne doit pas la dénaturer avec une autre œuvre qui vient se greffer dessus. On me dit Louis XIV vivait avec l’art de son temps, c’était donc de l’art contemporain, mais ce n’est pas vrai, il a peuplé le jardin de sculptures reproduisant des antiques !
© Chancel
– Comment jugez-vous alors la sculpture-fontaine de Jean-Michel Othoniel qui, elle, est pérenne ?
– C’est autre chose : le bosquet du Théâtre d’eau était une friche. Louis Benech et Jean-Michel Othoniel ont réinterprété ce qu’avait fait Le Nôtre pour créer un bosquet moderne. Quand le visiteur le découvre, il le sait, il n’y a pas tromperie.
– En parlant de gros travaux, êtes-vous inquiet avec les compétitions d’équitation des Jeux olympiques qui s’installent dans l’axe du château ?
– Non, il y a eu des sondages, des fouilles archéologiques, c’est un chantier énorme avec un manège, des tribunes, des boxes, mais encore une fois, c’est très contrôlé et tout sera ensuite démonté. De notre côté, on a nettoyé les bosquets, taillé les arbres, aménagé de grandes surfaces gazonnées. Tout doit être impeccable pour juillet et ça le sera.
Le plus vieil arbre du domaine : un chêne de 1668 © DR
– Au pied du château, le jardin est formel et n’offre pas beaucoup de possibilité de création. N’est-ce pas frustrant pour un jardinier ?
– Vous avez raison, le vrai jardin, c’est Trianon. Louis XIV disait : “Les jardins de Versailles s’adressent au regard, ceux de Trianon à l’intelligence”. Je crois pouvoir dire que le jardin du Petit Trianon a de la gueule, avec ces plantes en pots, tel qu’on le faisait à l’époque, non seulement c’est historique, mais c’est écologique. Devant le Grand Trianon, en revanche, j’ai voulu des parterres qui suscitent la surprise, avec chaque année un thème floral. Nous avons commencé pendant le Covid avec un parterre africain pour voyager, puis un parterre qui ne déclinait que le vert, clin d’œil à l’écologie, et l’an dernier un parterre autour du marbre. Cette année, on va faire du kitsch et j’en suis très fier, car c’est mon idée : en écho aux épreuves d’équitation, j’ai commandé la reproduction du jeu des petits chevaux, les quatre carrés avec des fleurs de couleurs différentes, et je vais même mettre des numéros et des dés !
– Vous allez avoir des réactions…
– Oui, mais de temps en temps, on peut faire preuve d’un peu d’humour, non ?
– Quelles autres réalisations portent votre signature ?
– Je suis très heureux de ce que nous avons réalisé au Hameau de la Reine qu’on a rendu champêtre et aéré, avec un potager et de vrais légumes, mais aussi de ce Jardin du Parfumeur que nous avons créé avec Francis Kurkdjian et de l’Orangerie qui date de Louis XV et que nous avons pu restaurer grâce à Catherine Pégard. Je trouve aussi formidable la création du parcours des “Arbres admirables”.
– Quel est l’arbre le plus vieux du parc ?
– C’est le chêne des avant-cours du Grand Trianon, qui date de 1668. Mais savez-vous que l’arbre le plus vieux de France est un olivier à Roquebrune-Cap-Martin ? Il a deux mille ans.
– Vous avez une passion pour les arbres, vous avouez même les préférer aux fleurs. Pourtant vous venez de publier un livre consacré à la rose…
– Oui, parce que la rose est tout de même une fleur à part. Quand une rose est ouverte, on ne peut pas s’empêcher d’aller la sentir. Depuis son apparition en Perse, elle symbolise l’amour. Elle a aussi causé des guerres. C’est la reine des fleurs.
Photo de couverture : © Thomas Garnier
Les Rencontres de L'Éventail
Alain Baraton : l’importance du jardin à Versailles
Dates
Mardi 9 avril 2024
Adresse
Cercle royal Gaulois Artistique & Littéraire
Rue de la Loi, 5
1000 Bruxelles
Inscriptions
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