Martin Boonen
02 January 2025
L’Éventail – Votre père, Pierre-Emmanuel Taittinger, a racheté la marque qui porte votre nom peu de temps après qu’elle a été cédée, parmi d’autres, au fonds d’investissement américain Starwood Capital Group. Vous êtes-vous sentie obligée par ce rachat ?
Vitalie Taittinger – Non, pas du tout. En revanche, j’ai été impressionné par cet acte fort. J’ai aussi eu conscience qu’il n’aurait de sens que si quelqu’un prenait sa suite. J’ai donc très tôt voulu apprendre avec mon père Je suis arrivée chez Taittinger en 2007. Je n’avais de formation ni commerciale, ni œnologique (Vitalie Taittinger est diplômée de l’école de dessin Émile Cohl de Lyon, NDLR), alors j’ai commencé par deux années de consultance. Mon père a bien vu que je n’en démordais pas, et c’est comme cela que tout a commencé.
Vitalie Taittinger © David Picchiottino
– Pourquoi vouloir sortir tous les engagements sociétaux de Taittinger du groupe ?
– Il m’a semblé que loger des activités philanthropiques ou culturelles comme celles de Taittinger (le mécénat auprès de l’Opéra de Paris, le prix culinaire Taittinger…) dans une société à visée commerciale avait ses limites. Même si nos combats étaient choisis avec soin, nos investissements dans ces matières étaient toujours conditionnés à des retombées en communication ou en contrepartie pour nos clients. Il y avait un mélange des genres qui gênait nos actions. J’ai pensé qu’il y avait quelque chose à jouer, mais il fallait développer un véhicule dédié à ces actions. Mon père a présidé à la mission pour la reconnaissance des coteaux, maisons et caves de Champagne au classement du patrimoine mondial de l’Unesco pendant sept ans. De mon côté, je me suis engagée auprès du Fonds régional d’art contemporain (Frac) de Champagne-Ardenne, puis du réseau national des Frac (l’association Platform). Je me suis dit que tout ce temps que nous consacrions à ces institutions pouvait être réinvesti au sein d’une structure que nous piloterions complètement. Je me disais aussi qu’en créant un fond, nous pourrions peut-être intéresser d’autres entreprises familiales qui auraient envie de soutenir les mêmes causes que nous, sans avoir le temps nécessaire à y consacrer. C’est la raison pour laquelle le nom Taittinger s’efface : pour permettre de partager avec d’autres l’effort de nos actions.
Le prix Culinaire Taittinger devient le Prix internationalArsNova de cuisine d'auteur. © Michel Verpoorten
– Cet effacement ne risque-t-il pas de faire perdre en résonance la portée de vos actions ?
– Je ne pense pas. Au contraire, en fait. En ce qui concerne le prix culinaire Taittinger – qui devient le Prix international ArsNova de cuisine d’auteur – le fait qu’il ne soit plus rattaché à une marque commerciale le rapproche encore un peu plus des chefs qui pourront se l’approprier, notamment au niveau de la transmission. Cela rend également plus facile la passerelle du prix culinaire vers d’autres activités du fonds de dotation, entre autres celles en faveur des jeunes issus de milieux moins favorisés. Non seulement je ne crains pas que la disparition du nom Taittinger de ces domaines d’activités leur fasse perdre en résonance mais, au contraire, je suis convaincue que l’intérêt de la cause va désormais primer l’intérêt commercial. Et c’est cela le plus important.
Le siège d'ArsNova à Reims, entièrement rénové. © Benoît Pelletier
Le siège d'ArsNova à Reims, entièrement rénové. © Benoît Pelletier
– Comment se déploiera l’activité de Philanthropic ArsNova ?
– Il y aura trois axes. Le premier est celui de la gastronomie et il comprend trois actions. Le Prix ArsNova de cuisine d’auteur, dont nous venons de parler, s’adresse aux professionnels et a pour mission d’assurer la transmission de l’excellence gastronomique et l’expression individuelle des chefs dans leur art. La deuxième action du volet gastronomie est un autre prix, destiné aux amateurs : Cooking Talent. Il concerne ces cuisiniers qui font des merveilles derrière les fourneaux de leur cuisine familiale et éduquent leur famille et leurs proches à l’importance de manger correctement. En cela, ils participent aussi au travail de transmission. Une troisième action s’adresse à une autre catégorie encore, qui n’a simplement plus du tout de culture culinaire. On sent que dans notre société connectée, parfois déracinée, les moments passés à table, lors desquels on s’éduque au goût, sont de plus en plus rares. Nous avons donc lancé sur les routes un camion-cuisine qui apprend à cuisiner à une demi-douzaine d’enfants avec des produits très simples, des recettes savoureuses. À la fin de l’atelier, ils repartent non seulement avec une réalisation qu’ils peuvent partager en famille, mais aussi avec une recette qu’ils pourront à leur tour transmettre à leur entourage. Les résultats sont très enthousiasmants, sur le plan de la cuisine proprement dite comme sur celui du développement personnel. Et ces activités ne sont pas cloisonnées : nous ferons participer des chefs du prix culinaire aux activités du camion-cuisine.
Pour le volet Art & Patrimoine, nous avons mis à disposition du fond de dotation un hôtel particulier, entièrement restauré, à Reims pour y exposer des collections privées. Nous y présenterons le regard d’un collectionneur, sans limite de style ou d’époque, et cela en situation familière, parmi le mobilier habituel d’une maison, dans le salon, la salle à manger ou la salle de bains. Il n’est pas question de faire de cette maison un musée au sens conventionnel du terme. Nous voulons que les gens se projettent et aient l’envie de créer leur univers intime. L’important, c’est de leur faire comprendre que ce n’est pas le prix qui fait l’art, mais l’émotion. Nous voulons les amener à l’art par l’émotion.
Le dernier grand axe de Philanthropic ArsNova est celui de la musique et de l’art chorégraphique dans lesquels se logera notre mécénat pour l’Opéra de Paris. Nous l’avons cependant un peu réorienté. Auparavant nous soutenions la programmation chorégraphique et lyrique. Maintenant, nous allons soutenir des actions hors les murs de l’opéra pour faire entrer, sur le territoire régional en général et rémois en particulier, l’opéra auprès d’un public défavorisé.
Photo de couverture : © David Picchiottino
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