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Tori et Lokita : Enfer et amitié

Cannes 2022CinémaDardenneInterview

Corinne Le Brun

07 September 2022

Jamais deux sans trois ? Au lieu d’une troisième Palme d’or, les frères Dardenne, inlassables habitués du Festival de Cannes, ont récolté, avec Tori et Lokita, le Prix du 75e au Festival de Cannes 2022. Rencontre avec Jean-Pierre et Luc Dardenne sur la Croisette, avant le palmarès.

Tori et Lokita raconte l’histoire déchirante d’un enfant et d’une adolescente exilés en Belgique.  Ils tentent par tous les moyens d’obtenir des papiers pour survivre. Lui, orphelin, les a déjà. Lokita, elle, continue de se battre, au fil de pénibles entretiens de demande d’asile. Elle est la sœur de Tori ? Les preuves sont minces voire nulles. S’ils n’obtiennent pas leurs papiers avant l’âge de 18 ans, ils sont réexpédiés. La situation terrifiante de Tori et Lokita est sans issue. En les suivant au plus près, on se persuade qu’ils s’en sortiront. Leur amour est si fort qu’il peut soulever des montagnes. (Se) seront-ils sauvés? Le film traite des mineurs isolés et montre le manque d’humanité profond du système à l’égard des migrants. Deux jeune acteurs inconnus, Pablo Schils et Joely Mbundu, portent le duo en exil aux prises avec un système défaillant.

Eventail.be – Est-ce un fait particulier qui a déclenché l’envie de réaliser Tori et Lokita ?
Luc Dardenne – Il n’y a aucun fait divers annoncé. On sait simplement, comme vous, des informations quotidiennes sur la disparition de jeunes migrants, sur certains d’entre eux, parfois, qui feraient partie de certains réseaux souterrains de prostitution, par exemple. Là, on s’est dit on va faire un film sur ces enfants mineurs en exil, non accompagnés donc seuls. Leur solitude nous a interpellés. On a lu beaucoup, on a parlé avec des gens. Des psychiatres nous ont raconté que la solitude des jeunes migrants était vraiment la chose la plus difficile à vivre puisqu’ils sont sans famille, sans amis. On rencontre des gens, mais peut-on leur faire confiance ? On sait tous que la famille et la migration sont très liées. C’est pour cela qu’on la sollicite ne serait-ce que pour manger. On voulait avant tout raconter l’histoire d’une amitié. C’est de la fiction. Comme si l’amitié était un territoire, leur territoire à eux deux, pour survivre, pour avoir des moments de partage, pour pouvoir dormir dans la même chambre. Quand vous êtes dans un centre MENA (1) et que vous n’êtes pas frère et sœur, les filles et garçons sont séparés. En même temps, on voulait que notre film soit aussi une part de dénonciation d’une situation qui existe en Belgique, dans toute l’Europe et même aux Etats-Unis.

Les frères Dardenne à Cannes cette année. © Piero Oliosi/Polaris

– Quelle part de votre fratrie avez-vous insufflée dans le film ?
L. D. – C’est la première fois qu’on avait deux personnages mis en avant. Deux prénoms de jeunes, qui vivent une même situation. Dans le casting, on n’a jamais choisi Tori et Lokita de façon séparée. Pour nous, Ils ont toujours été liés. Quand on voit Tori, on pense à Lokita et réciproquement. On savait par le scénario qu’il y avait une différence d’âge et qu’on voulait que notre Tori soit un garçon plus jeune et de taille petite, qu’il puisse faire quelques cabrioles et se cacher là où il veut. Quand on invente des personnages, il y a des éléments de sa propre vie, qu’on ignore, qui transfusent. Avait-on plus de légitimité et plus d’expérience par rapport à ce sentiment de fraternité que l’on exerce souvent puisque que nous travaillons ensemble depuis longtemps? Peut-être oui, peut-être non. Mais on sait bien que si on n’est pas ensemble, on ne peut pas faire de film. Beaucoup de cinéastes sans frère font des films sur l’amitié et la fratrie. Il n’y a pas de lien direct.

– La naïveté des deux enfants était-elle importante pour vous?
Jean-Pierre Dardenne – Le monde de l’enfance a présidé à des choix d’acteurs. Par exemple, la jeune fille qui interprète Lokita (Joely Mbundu, ndlr), on aimait bien qu’elle ait encore ce côté enfant quand elle sourit. Une personne plus âgée d’un an avait une autre expérience de la vie. Elle nous plaisait aussi mais sa présence humaine n’est plus la même. On voulait une jeune fille qui soit encore aussi un enfant. C’est une belle naïveté. Parce que leurs combines de faire croire qu’ils ont frères et sœurs, on se dit ils vont dans le mur, là, que cela ne va pas marcher. Cela marchera, mais par hasard. La nuit, par contraste, le mal incarné par les autres émerge davantage parce qu’il y a une certaine innocence chez les deux gosses. Ils espèrent que leur plan va marcher. Ils essaient par tous les moyens d’envoyer de l’argent à leurs parents. Comme le dit Tori : « On n’est pas des voleurs ». Ils défendent leur stratégie pour s’en sortir. Ils ne tuent, n’exploitent personne.

Affiche du film Tori et Lokita

– Il y a la réalité crue de la drogue…
J.-P. D.- Ils ne vendent pas de la drogue aux enfants. Dans la ville, nous voyons plein de jeunes qui se promènent et cela paraît normal qu’ils vendent de la drogue à des adultes. Ce n’est pas des méchants. C’est nous qui avons inventé que les mômes vendent de la cocaïne. C’est toujours “poly” drogues. On n’en sait trop rien dans la réalité. Ils parlent à demi-mots. Un gosse de 14-15 ans ne sait pas ce qu’il rapporte, les adultes, eux, savent. La nuit renvoie à la clandestinité.

– Comment avez-vous choisi les deux protagonistes ?
L. D. – On travaille avec une société de casting qui s’occupe d’organiser des séances afin qu’on voie 120, 150 personnes que nous choisissons sur base de photos ou de petites interviews filmées. On a commencé par les filles. Le deuxième jour, nous avons vu Joely Mbundu, la 17e . On a quand même vu les autres, on ne sait jamais. On l’a fait marcher avec un pied cassé comme dans le film, elle jouait, parlait bien. C’est sa première expérience d’actrice mais elle aurait pu avoir joué dans un autre film. Pour le gamin, c’était plus difficile. Cela nous a pris presque trois mois. On a modifié des procédures de casting pour chercher dans d’autres endroits. Et, il vient de Seraing, le hasard complet. Il s’est révélé être le petit gars dont on rêvait. Sa nervosité, sa tonicité, son espièglerie nous ont séduits. Il est malin dans le film puisqu’il trouve des moyens pas possibles pour entrer dans le hangar comme dans un film d’aventure.

Luc Dardenne, Pablo Schils, Joely Mbundu et Jean-Pierre Dardenne

Luc Dardenne, Pablo Schils, Joely Mbundu et Jean-Pierre Dardenne pour "Tori And Lokita" au Festival de Cannes. © Photo News

Tori et Lokita est-il un film engagé ?
L. D. – C’est sans doute le film le plus engagé que nous avons fait. C’est aussi un film de dénonciation clairement affirmé. En tout cas, nous avons essayé que le spectateur ait de l’empathie que les personnages dégagent parce que ce ne sont pas des êtres menaçants. Ils veulent vivre. Le phénomène migratoire bouscule les sociétés. Il n’y a pas de réponses toutes simples à ces mouvements de population. Qu’est-ce qu’on fait avec ces gens qui arrivent ? Comment cela se passe ? On ne peut pas faire ce que l’on fait aujourd’hui. En France, des patrons boulangers se sont battus pour que leur apprenti, Malien d’origine, obtienne des papiers en règle. Le jeune a été régularisé. C’est une belle histoire. Si on donne aux jeunes exilés la possibilité d’étudier ou d’apprendre un métier, sans avoir l’épée de Damoclès de l’exclusion à 18 ans, c’est certain, ces gens aimeront être là. Je pense que les politiques, les décideurs d’Europe doivent réfléchir. Ils peuvent vraiment choisir de modifier ces lois et que ce n’est pas du tout impossible. Ce n’est pas “toute la misère du monde” qu’on accueille…

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Informations supplémentaires

Film

Tori & Lokita

Réalisation

Jean-Pierre et Luc Dardenne

Distribution

Pablo Schils, Joely Mbundu, Charlotte De Bruyne, Marc Zinga

Sortie

En salles

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