Corinne Le Brun
19 January 2022
L’autrice de “Vie de David Hockney” (Ed. Gallimard, 2018), raconte les trajectoires de deux femmes françaises, des années 80 à aujourd’hui. Clarisse vit à Paris, Eve habite à New-York. La première rêve d’une vie ardente et passionnée. Elle se jettera dans la joie de l’amour si bref soit-il. Le contraire d’Eve pour qui le bonheur est un trésor à organiser, à maîtriser. À quoi reconnaît-on le bonheur ? Dans un roman foisonnant, Catherine Cusset évoque la vie de deux femmes, deux hypothèses de bonheur, dans une épopée qui fait revivre quarante ans d’histoire.
Eventail.be – Vous écrivez la fin de l’histoire comme premier élément du récit. Pourquoi ce choix ?
Catherine Cusset – Je l’ai fait plusieurs fois, notamment dans “Un brillant avenir” (Ed. Gallimard, 2008) et “L’autre qu’on adorait” (Ed. Gallimard, 2016), basés sur des faits réels. Dans celui-ci, c’est la mort – et l’enterrement – de Clarisse parce je voulais indiquer au lecteur que Clarisse et Eve se connaissaient. Je donne une information qu’on laisse tomber. Dès la première page, on a la notion d’une durée du temps. C’est l’idée du devenir, de ce qu’on a fait de sa vie. Je voulais suivre Eve et Clarisse sur plusieurs décennies, depuis l’adolescence. D’un côté, une famille française nombreuse, catholique, traditionnelle et de l’autre côté, une mère divorcée, juive, sans famille qui n’a pas du tout le même degré d’intégration dans la société.
"Vie de David Hockney", Catherine Cusset, Coll. Blanche, Gallimard, 2018
– Votre style est direct, concret. Il capte des faits réels où l’émotion des personnages semble mise au second plan…
– Effectivement, je fais des arrêts sur images. Mon style d’écriture est direct, concret. C’est peut-être un peu l’influence de l’Amérique. Je suis un écrivain discret, je ne mets pas l’émotion en mots, je la mets entre les lignes. On la sent ou on ne la sent pas. Je n’ai pas du tout une écriture analytique ou psychologique. J’écris tout à travers l’action et le dialogue. Il faut qu’il se passe quelque chose tout de suite. Je parle de la vie intérieure par petites phrases ici et là. J’essaie d’en dire le moins possible. S’il y avait des tartines à lire, on quitterait les personnages, on s’ennuierait. Je veux qu’on soit avec eux tout le temps, que les personnages soient vivants. Tout est une question de dosage. La différence entre une bonne et une mauvaise phrase c’est souvent quelques mots en trop, un adjectif qui ne sert pas. J’ai coupé cinq cents pages, en plusieurs étapes.
– Vous évoquez aussi bon nombre d’écrivains
– Il y en a moins que dans “L’autre qu’on adorait” (Ed. Gallimard, 2016). Que Clarisse et Eve aiment la littérature, c’est important pour moi. Lire, c’est essentiel. J’aime lire. J’en ai profité pour glisser ici et là des livres que j’avais aimés. Ce sont des clins d’œil à la littérature. J’aime aussi faire entrer des personnages réels. Le propriétaire de la galerie Lelong – Jean Frémon – a écrit un livre sur Louise Bourgeois dans lequel il parle de la fascination de l’artiste pour les araignées. J’évoque aussi Delphine Horvilleur pour qui j’ai une grande admiration. J’aime incorporer les gens que j’aime bien. Peut-être que dans mon prochain livre j’arriverai à placer le Dr. Denis Mukwege dont j’ai lu le dernier livre “La force des femmes” (Ed. Gallimard, 2021). C’est un saint.
Delphine Horvilleur
– Le rapport des femmes au bonheur a t-il évolué en quarante ans ?
– Il s’est passé beaucoup de choses. Le mouvement #MeToo, souvent décrié, a joué un rôle essentiel. Il a permis aux femmes qu’elles n’étaient pas seules face à la violence. Clarisse vit un viol quand elle a seize ans. Ses parents ne veulent rien entendre, elle subit une deuxième violence. Finalement, aujourd’hui, l’ouverture de la parole est très importante. On vient d’une époque où la séduction était possible, plus qu’aujourd’hui. Maintenant, c’est dangereux. On est dans une période beaucoup plus morale qu’avant. Il y a du pour et du contre. Je ne vois pas comment on pourrait ne pas rechercher le bonheur. C’est une quête presque instinctive. Il y a toutes sortes de bonheur, dans l’amitié, dans l’amour… Pendant très longtemps, pour les femmes, il n’y avait de possibilité de bonheur dans la société qu’à travers le mariage. Aujourd’hui, le bonheur féminin ne passe plus par le modèle conjugal. On peut le trouver ailleurs. Il est très aléatoire.
"La définition du bonheur", Catherine Cusset, Coll. Blanche, Gallimard, 2021
– « Devant la mort, il faut tout consigner…la mémoire est fragile ». Clarisse se met à écrire. La littérature est-elle une possibilité de bonheur?
– Ce roman raconte le destin tragique de Clarisse. Je voulais qu’il y ait une fin positive. Et cette possibilité c’est le fait que Clarisse a écrit ce livre – son roman – et qu’elle a trouvé en elle la force, l’énergie de l’enfanter. Elle n’a jamais renoncé. Elle a écrit la double vie de Clarisse et d’Eve, deux définitions du bonheur. Même si elle meurt, elle lègue un roman. Le livre est le lieu du bonheur. On ne peut pas vous le prendre.
– Quelle serait votre définition du bonheur ?
– Eve dont je suis la plus proche, vit à New York où j’ai vécu pendant plus de vingt ans et écrit tous mes livres. Elle est mariée depuis trente ans, comme moi. Les pensées qu’elle peut avoir sont souvent les miennes même si je n’ai pas vécu ce qui lui est arrivé. La vie n’est faite que de bonheurs et de malheurs. On n’est pas en quête du malheur, ce qu’on cherche c’est le bonheur, sa définition. Clarisse et Eve ont leur propre explication du bonheur. Surtout Clarisse pour qui la sensation du bonheur vécue tout de suite est suivie d’une chute, d’une violence. Le titre du roman est un peu une antiphrase.
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