Martin Boonen
19 July 2024
Peut-on parler de cuisine fusion en parlant de la cuisine nikkei ? Sans doute. Mais contrairement à tous les néo-concept food qui ont fleuri jusqu’à l’écœurement après les années 2000, la cuisine nikkei a une histoire riche et des racines politiques. Elle a également légué à la cuisine internationale des plats devenus célèbres.
L’histoire de la cuisine nikkei commence au Japon, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cette époque voit la période Edo arriver à son terme et débute l’ère Meiji, qui acte la fin de la politique d’isolement du Japon. Enfin ouvert sur le monde, les Japonais sont invités par leur gouvernement à travailler à l’étranger. Seulement, les politiques protectionnistes des grands pays industriels les plus proches de l’archipel japonais se méfient d’une immigration japonaise massive qui pourrait déstabiliser leurs économies. Un pays de la côte Pacifique se montre néanmoins intéressé par cette main d’œuvre : le Pérou. Le pays, alors gouverné par le président Augusto Bernardino Leguia, souffre d’un manque de personnel agricole pour les grandes exploitations de canne à sucre ou de coton et propose donc une politique d’accueil attractive. Des accords d’immigration sont même conclus entre les deux pays en 1887, et les premiers immigrants japonais débarqueront sur le sol péruvien en 1889 après un voyage de 15 000 kilomètres.
La campagne andine, au Pérou, que tant de Japonais ont du apprivoiser entre la fin du XIXe et du XXe siècle. © DR/Shutterstock.com
Cette diaspora nikkei (qui signifie littéralement “venu du Japon“) s’intégra sans difficulté dans la société péruvienne, si bien qu’en 1990, Alberto Fujimori, un fils d’immigrés japonais arrivés au Pérou en 1934, accède à la présidence du pays !
Si les immigrés japonais ont su trouver leur place dans leur pays d’adoption, ils n’ont pas renoncé pour autant à perpétuer et transmettre leur culture. Notamment leur cuisine. Mais, évidemment, pas simple de trouver des produits typiquement japonais dans un pays d’Amérique latine. Alors, les mères de famille et les chefs apprirent à cuisiner, avec leurs techniques, les produits locaux. Et c’est ainsi que son nés le ceviche actuel (à base de poisson cru mariné dans du jus de citron vert et de la sauce soja), le poulpe aux olives violettes du Pérou, ou la causa, un plat à base de pommes de terre (produit emblématique du Pérou qui en compte plus de 3 000 variétés). Les fameux makis ne furent pas en reste et se virent accompagnés d’ingrédients de la tradition culinaire locale comme l’avocat et la sauce épicée à l’ají amarillo. On retrouve dans la cuisine nikkei, côté Japon, le miso (pâte fermentée), le yuzu (agrume), la sauce soja, le dashi (bouillon de poisson), le vinaigre de riz et le saké, et côté péruvien, la coriandre, le piment, le maïs, la noix de coco, le citron vert et l’oignon.
© Sanzaru
© Sanzaru
C’est dans une superbe villa cubiste d’inspiration moderniste dessinée par les frères Adrien et Yvan Blomme, sur l’avenue de Tervuren, que s’est installé Sanzaru. Le chef Nathan Urbanowiez a posé ses couteaux dans l’ancienne cuisine de Yume, restaurant de cuisine fusion (déjà) belgo-japonaise qui, après des débuts prometteurs, n’avait finalement pas tenu ses promesses. C’est donc dans un cadre élégant et moderne, dont la décoration s’inspire évidemment des cultures populaires péruvienne et japonaise que l’on s’installe à table pour partir à la découverte de la cuisine nikkei. Mais pas seulement. Depuis son arrivée, il y a trois ans, Nathan Urbanowiez continue a développer de la cuisine nikkei, mais ne se limite plus à celle-ci et va puiser, pour concevoir ses menus dans d’autres repertoirs, contribuant à rendre l’expérience chez Sanzaru plus riche et diverse que jamais.
© Sanzaru
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On se laisse tenter à l’apéritif par un des cocktails maisons que nous savions réputés. Une réputation que notre – très joli – pisco sour n’a pas fait mentir.
Les cocktails de Sanzaru n'usurpent pas leur réputation © Sanzaru
Le menu vers lequel se porte notre choix s’intitule Umami, en référence à ce que l’on décrit souvent à tort comme la cinquième saveur et qui caractérise la cuisine japonaise. Identifié et baptisé osmazone par Brillat-Savarin en 1848, l’umami est isolé par le professeur Kikunae Ikeda en 1908. Il se distingue des autres goûts (sucré, salé, amer et acide) par son côté enrobant, sa persistance, et surtout sa capacité à nous faire saliver. “L’umami, écrivions-nous dans un article dédié au saké, ici, c’est l’excitation de nos papilles pour un goût savoureux (la sensation de plaisir gustatif que révèle une bonne viande grillée, un plat aux truffes, des fruits de mer, de l’ail, du parmesan…”
© Sanzaru
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Le menu démarre avec une brioche toastée. Le chef, joueur, refuse de nous en dire plus et nous laisse mijoter. La Worcestershire sauce, le jaune d’œuf, les câpres… aucun doute, il s’agit d’un tartare. Oui, mais de quoi ? Il y a un goût iodé. Du poisson donc. Mais la couleur, et la texture, onctueuse, presque grasse, nous laissent penser à un terre-mer. Perdu : il s’agit de thon rouge, et uniquement de thon rouge. L’acidité des câpres, légère sucrosité de la sauce anglaise, l’onctuosité du poisson et de l’œuf… Cette entrée en matière à la découverte de l’umami commence bien. D’autant plus que le chef nous propose de l’accompagner d’un verre de mauzac du domaine Plageoles, à Gaillac. Un vin nature dont l’acidité rappelle les meilleures gueuzes de Bruxelles. Un clin d’œil qui ne pourrait pas mieux fonctionner avec un tartare.
Le chef Nathan Urbanowiez © Sanzaru
La seconde entrée est également un allusion à la cuisine belge puisqu’il s’agit d’asperges à la flamande… à la sauce nikkei. C’est à dire préparée avec du ponzu, une sauce soja aux agrumes, du gomasio, un condiment japonais millénaire composé d’un mélange de sésame grillé et de sel marin, et du riesling. On retrouve dans ce plat l’exercice d’équilibriste de la cuisine japonaise qui consiste à associer un élément plutôt fade (les asperges) à des éléments très puissants et concentrés comme le ponzu ou le gomasio, pour atteindre l’harmonie parfaite. Une partition que le chef Urbanowiez, ancien de chez Bon Bon et du Coriandre, joue à merveille. Quant au riesling, il joue le rôle de liant entre ces des extrêmes. D’ailleurs, c’est aussi un riesling que l’on retrouve dans le verre qui accompagne ce plat : un millésime 2022 du Domaine Stéphane & Mickaël Moltès, en Alsace. Bien vu.
© Sanzaru
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Vient ensuite un poisson, produit important de cette cuisine. Il s’agit ici d’un dos de barbue à la cuisson impeccable, accompagné d’une quenelle de purée de patates douces. Si on devait en rester là, le plat serait franchement monotone. Heureusement, le chef a la bonne idée d’accompagner ces deux pièces de deux détonateurs que sont une aubergine confite surmontée d’un pickles lactofermenté de graine de moutarde et d’un bouillon miso. Ces derniers jouent, eux, à fond la carte de la concentration des goûts, et ramènent l’ensemble du plat vers l’umami recherché. C’est la cuvée bio N°7 du domaine La Croix Belle, en appellation Côtes de Thongue qui accompagne cette assiette. Son élevage en fut de chêne français neuf (ou presque) marque le vin au nez et au palais, pour lui donner beaucoup de rondeur sans compromettre sa fraîcheur.
© Sanzaru
Le plat principal est une déclinaison autour du porc. Les cuissons sont exquises et jouent sur les textures. Le condiment au céleri qui accompagne cet éventail calme un peu le jeu puissant et infiniment gourmand du citron combava, des éclats de cacahuète et du laquages au chocolat. À nouveau, l’umami convoqué ne se fait pas prier. Pour compléter le tout, le sommelier nous propose un verre de la cuvée 50/50 de chez Jean-Paul Tollot et Anne Gros, dans le Lanquedoc en 2022. Assemblage syrah-grenache-carignan pour cette cuvée qui vient parfaitement rafraîchir le palais après cette très intense assiette.
© Sanzaru
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Les deux derniers services de ce menu (qui en compte six) auraient pu être intervertis que nous n’y aurions vu que du feu. Mais le choix du chef de les servir dans cet ordre prouve toute son audace et la confiance qu’il a en la maîtrise de sa cuisine. Nous ne le contrediront pas.
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Le service suivant est présenté comme un pré-dessert, c’est-à-dire un plat qui doit permettre d’assurer en douceur le passage gustatif du plat principal au dessert. C’est donc un carpaccio de fraises gariguette (leur saison battait alors son plein lors de notre passage chez Sanzaru) à l’estragon, au yuzu (un agrume acide) et au sirop de fleur de sureau qui succède au porc. L’utilisation de ce dernier pour sucrer naturellement les fraises démontre, une fois de plus, l’ingéniosité du chef qui préfère utiliser les ingrédients de sa recette pour assaisonner ses préparations.
© Sanzaru
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Pour le dessert, nous saluons le réalisme de Nathan Urbanowiez de s’adjoindre la technique et la vision d’un vrai chef pâtissier pour l’élaboration du dessert. Combien de repas formidables, de menus exquis ne se sont-ils pas fracassés sur le souvenir d’un dessert un ton en dessous, et même parfois raté ? Rien de tout cela chez Sanzaru, au contraire !
© Sanzaru
Une fois de plus, le chef et son équipe osent en nous proposant de nous quitter sur une déclinaison de carottes. Mais chez Sanzaru, tout le monde sait ce qu’il fait et ça marche ! Ça croque sous la dent et ça fond sur le palais. C’est sucré juste ce qu’il faut et c’est indubitablement gourmand. C’est doux mais bourré de caractère. Bref : c’est un vrai dessert cuisiné, et c’est assez rare pour être souligné. Mieux : il faut l’applaudir. Le servir avec un saké, puissant exhausteur de goûts, au yuzu (et l’on sait que les carottes et les agrumes se marient à merveille) ne fait qu’apporter du bonheur au bonheur.
En définitive, Sanzaru est une adresse élégante qui sert une cuisine surprenante et qui peut même, à certains moments, bousculer nos certitudes. Et quand c’est aussi bien fait que ce que sert le chef Nathan Urbanowiez, c’est très enthousiasmant. Bref, Sanzaru, c’est nikkei, ni banal !
Restaurant
Sanzaru
Adresse
Avenue de Tervueren, 292
1150 Woluwe-Saint-Pierre
Réservations
Sur internet
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