Martin Boonen
19 August 2022
Les mois de juin et de juillet ont été particulièrement chauds (et août semble suivre la tendance), et ce, partout en Europe. Si l’on s’en est bien rendu compte en Belgique, Antonius Caviar, producteur de caviar installé en Mazurie, dans le Nord-Est de la Pologne, a lui aussi eu la (mauvaise) surprise de faire les frais de ces fortes chaleurs. Les esturgeons, poissons très fragiles, n’ont pas supporté les températures, avec pour conséquence directe le phénomène rare et imprévisible : l’atrésie (la réabsorption de leurs œufs par la femelle pendant la gestation).
Avec la canicule, les rivières de Mazurie, en Pologne se réchauffent, faisant souffrir les esturgeons © Antonius Caviar
C’est début juillet que la nouvelle a frappé les équipes d’Antonius Caviar, premier producteur de caviar en Europe et deuxième au monde. Les fortes chaleurs ont eu des conséquences inattendues dans les différentes fermes piscicoles de la marque. En effet, en moins de 48 heures, les eaux des bassins d’élevage se sont considérablement réchauffées. Deux degrés de plus pour ces eaux, contrôlées très régulièrement, mais qui ont suffi à mettre en péril la production du caviar. Ce sont les esturgeons russes (Acipenser gueldenstaedtii) qui ont été les plus touchés par ces eaux trop chaudes. Plus fragiles et délicats que leurs cousins les esturgeons sibériens, les esturgeons femelles russes ont tout simplement réabsorbé leurs œufs. Cette réabsorption est due à une stimulation des poissons, en raison de la chaleur, et non hormonale, comme cela devrait être le cas. C’est après une biopsie de quelques esturgeons, afin de vérifier la qualité des œufs, que les équipes d’Antonius se sont rendu compte que les poissons avaient perdu leurs œufs.
Un esturgeon russe (Acipenser gueldenstaedtii), plus sensible à la hausse des température que son cousin sibérien © DR/Shutterstock.com
Un phénomène rare et surtout imprévu, qui n’a d’ailleurs pas touché que la Pologne, au vu de la rapidité de l’augmentation de la température des eaux. La conséquence est directe pour la marque. La production de caviar Oscietra ne sera pas possible avant octobre, quand les températures seront redescendues et que les conditions de production optimales auront été retrouvées. Pour les esturgeons dont le caviar n’a pas pu être prélevé cette année, il faudra attendre plusieurs années avant qu’ils soient suffisamment matures et reproduisent des œufs. Le caviar Baerii, lui, sera toujours disponible.
© Antonius Caviar
En France (dont la production de caviar représente 10% de la production mondiale), les effets de la canicule et du réchauffement se font également sentir. Fondé en 2011 par Laurent Deverlanges en Nouvelle Aquitaine (bassin historique du caviar en France, puisque, originellement, la Gironde comportait une espèce sauvage d’esturgeon, l’Acipenser sturio, ndlr), le Caviar de Neuvic est devenu un acteur important du secteur en France. Il fut notamment le premier caviar certifié bio de l’Hexagone. Élevage extrêmement attentif à son environnement, cela fait des années que le Caviar de Neuvic observe l’influence du réchauffement climatique sur son activité.
L'environnement naturel protégé du Caviar de Neuvic, en Dordogne © Caviar de Neuvic
Malgré la virulence du phénomène cette année, l’élevage périgourdin semble s’y être préparé. “Nous avons mis en place des mesures pour lutter contre le réchauffement, et d’autres pour anticiper le futur, explique Laurent Deverlanges, fondateur du Caviar de Neuvic. La principale mesure défensive que nous avons adoptée, c’est de couvrir l’intégralité de nos bassins. Nos ombrières solaires (sorte de grands préaux à structure métallique qui font de l’ombre aux bassins, ndlr) nous ont, en outre, permis, en y installant des panneaux solaires, de produire l’électricité pour notre consommation et celle des habitants de la communauté, et donc de participer à la transition énergétique.” Mais le Caviar de Neuvic va plus loin. Notamment en changeant d’espèces.
Les "ombrières" protègent les bassins de la lumière du soleil et prévient la hausse des températures. Photovoltaïques, elles couvrent aussi la production en électricité du site. © Caviar de Neuvic
Alors que depuis 2011, ils élevaient des esturgeons sibériens (l’Acipenser sturio, présent originellement en Dordogne est en situation critique d’extinction, ndlr) adaptés à des températures fraîches, ils sont passés en, depuis 2017 à l’élevage des Osciètre (comme chez Antonius Caviar, en Pologne), plus adaptés à des températures élevées. Les températures de l’eau dans l’Isle (la rivière à côté de laquelle la Caviar de Neuvic s’est installé et dont l’eau alimente les bassins d’élevage, ndlr) atteignent parfois 30°c, ce qui est beaucoup pour le Sibérien mais acceptable pour l’Osciètre. Laurent Deverlange se montre rassurant : “cette année nous n’avons pas noté un excès d’atrésie dans nos poissons mais les conditions de soleil et d’eau sont sans doute très différentes de celles d’Antonius, en Pologne” … mais lucide quand à l’avenir de l’élevage de l’esturgeon, poisson si délicat et sensible : “nous sommes persuadés que les années à venir seront très difficiles sur d’autres sujets que la température : ressources en eau, crues, inondations, maladies émergentes, parasites et autres invasifs liés au réchauffement etc… Nous pensons qu’il ne faut pas être uniquement fataliste et nous souhaitons prendre notre part dans la lutte contre le dérèglement.”
© Caviar de Neuvic
Pas de pénurie pour le caviar français donc, mais malgré tous les efforts de fermes de caviar comme le Caviar de Neuvic ou Antonius Caviar, les perspectives sont tout de même à la baisse de la production (en volume et pas en qualité), ce qui aura certainement des répercussions sur son prix dans les années à venir.
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