Dans les secrets des jardins de Versailles

Eventail.be – Pourquoi avez-vous voulu revenir sur l’historique de ces jardins emblématiques ?
Jacques Moulin – J’ai eu en charge ces jardins comme architecte responsable depuis 2010 et je me suis aperçu que l’on vivait dans le domaine des contes et légendes. C’est merveilleux. Il n’empêche que la réalité historique est plus importante quand on doit travailler sur un domaine et elle est souvent d’ailleurs plus riche, plus sympathique, plus pétillante que toutes les légendes ainsi réductrices qu’on a voulu bâtir dessus. La chose est peut-être caricaturale, mais elle existe. En arrivant à Versailles, on me demande d’intervenir sur le jardin du Grand Trianon. Tout le monde me dit que ce jardin, bien évidemment, a été décidé par Le Nôtre et chacun agit en conséquence. Je découvre que le jardin a été intégralement refait sur un nouveau dessin réalisé par Richard Mique à la fin du XVIIIe siècle, avec de nouvelles plantations, avec une organisation de l’espace qui est encore celle d’aujourd’hui. Même sur un domaine comme celui de Versailles, la réalité historique est parfois ignorée à un siècle près. On a un devoir de conformité historique lorsque l’on travaille sur un monument de cette nature. Donc il y avait cette nécessité de remettre la connaissance historique du domaine au niveau.

– Où avez-vous réussi à trouver ces précieuses archives ?
– Sur un domaine comme Versailles qui est une maison royale, les archives sont immenses. Les comptes royaux ont été conservés. Des milliers de documents, de plans anciens concernent Versailles. Et c’est ce foisonnement qu’il est compliqué d’étudier. S’il y avait trois documents, ils seraient connus depuis belle lurette, tout le monde les aurait exploités et puis, l’histoire s’arrêterait là. Le fonds documentaire sur Versailles est gigantesque. On en trouve à Stockholm, à Paris, en Italie et encore en France, bien évidemment, entre les archives nationales, la Bibliothèque nationale, les archives de Versailles, les archives privées. Aujourd’hui, on est aidé par toutes les techniques actuelles de numérisation, d’Internet, de photographie, etc., dont les historiens d’avant-guerre, par exemple, ne disposaient pas. Nous avons aujourd’hui une capacité documentaire qui non seulement nous permet, mais nous impose de revoir cette histoire.

– Avez-vous trouvé des archives en Belgique ?
– En Belgique, sur Versailles, à proprement parler, je n’en vois pas. Mais, par exemple, ce que raconte le prince de Ligne sur les jardins de Versailles, parfois, est très éloquent. On n’a pas toujours su lire certaines descriptions que l’on a négligées ou que l’on a prises pour des propos légers. On a parfois des descriptions qui, venues de l’étranger, sont extrêmement éloquentes. J’en parlerai peut-être un peu plus dans le deuxième tome, sur les jardins de Versailles, au XVIIIe, XIXe et XXe siècle.

– Vous pointez la relation entre les jardins et le pouvoir politique
– À Versailles, cette relation est évidente et se compose de plusieurs strates. Au départ, le jardin est le domaine privé de Louis XIII. Tellement privé que la Cour n’y a pas accès. Raison pour laquelle, d’ailleurs, on s’en est désintéressé. N’étant pas “médiatisé”, dès le XVIIe siècle, le jardin a été négligé par la suite. Au début du règne de Louis XIV, le jardin est également privé. L’on a le droit de le visiter que sur un billet, c’est-à-dire une autorisation dans les services du roi. Vous ne pouvez pas vous présenter à la grille et dire « je visite les jardins de Versailles.» Extrêmement précieux, le jardin est réservé à Louis XIV jeune, où seuls ses invités et parfois la Cour peuvent accéder. Petit à petit, Versailles va s’associer au pouvoir royal, notamment, à partir de 1683, lorsqu’il devient le siège du gouvernement. Selon la règle des demeures royales françaises, le château et le jardin deviennent publics. Mais déjà l’époque, on assiste à une énorme métamorphose du jardin parce qu’on n’ouvre pas un jardin privé précieux à des dizaines de milliers de visiteurs. Il va y avoir toute une transformation du jardin dans la deuxième partie du règne de Louis XIV, à la fois simplificatrice, plus grandiose pour être l’image du pouvoir.

– Versailles et ses jardins posent aussi des questions environnementales.
– Oui et elles sont énormes. J’aborderai cette question dans le deuxième volume. Versailles était un domaine à la campagne jusqu’au XXe siècle. Et, aujourd’hui, au XXIe siècle, Versailles devient un parc urbain. Paris, en tant qu’agglomération parisienne, constitue une vraie menace. Vous avez aujourd’hui des espaces bâtis, ou des espaces constructibles, tout autour du parc. En un mot, Versailles est destiné à devenir le futur parc Monceau. C’est-à-dire un jardin entouré d’une ville. Ce n’était pas du tout la conception du XVIIe siècle, du XVIIIe, et même du début du XIXe. Aujourd’hui, au bout de certaines perspectives, on voit passer un métro exactement comme une espèce de pointillé. C’est une réalité. Le plan cadastral peut changer. Et pour protéger quelque chose, il faut en avoir conscience. Dans mon ouvrage, j’évoque l’importance de la relation entre l’art du paysage et l’histoire des jardins, comment ces espaces peuvent devenir des lieux de dialogue entre l’homme et la nature. Quand je dois refaire un bosquet, un parterre, une fontaine, c’est la connaissance ancienne de ces ouvrages qui me permet d’agir aujourd’hui pour qu’ils soient, redeviennent conformes à leur disposition ancienne. Un jardin comme celui-ci, qui a vécu 400 ans, s’est formidablement, artificiellement simplifié. Il s’est réduit. Ma mission consiste à lui redonner sa vraie valeur ancienne. D’où la nécessité de connaissance et d’action d’aujourd’hui.

– Y a t’il a des jardins en Belgique qui trouvent votre admiration ?
– Vous plaisantez. Je suis venu en Belgique à plusieurs reprises pour admirer et essayer de me mettre à niveau par rapport à ce que vous avez eu de prise en charge des jardins qui est absolument admirable. J’ai eu l’occasion, il y a 30 ans, de rencontrer René Péchère. J’étais doublement content et honoré à ce titre de recevoir le prix qui m’a été accordé l’année dernière, en souvenir de lui. Vous avez des jardins contemporains et anciens merveilleux. Quand on a la chance d’avoir un (château de) Beloeil chez soi, on n’a pas de complexe à avoir..