Martin Boonen
20 December 2024
Originaire du Vietnam, Thien Uyen Do est née en Belgique et a travaillé pendant 10 ans à Bruxelles en tant que conseillère juridique où elle s’est spécialisée dans la lutte contre les discriminations et ensuite les réglementations liées à la biodiversité et à la protection de la nature. Elle quitte Bruxelles pour rejoindre Combrillac, le vignoble familial de son mari Florent Girou, dans le Bergeracois en Dordogne. En 2018, après une année de formation auprès de producteurs, elle s’est reconvertie pour devenir paysanne-cueilleuse de plantes aromatiques et médicinales. Dans la foulée, elle fonde le projet Born to Be Wild en s’installant sur des parcelles inexploitées de Combrillac. En 2021, elle a également suivi une formation en viticulture et œnologie pour devenir elle-même vigneronne et aider Florent à la vigne et au chai.
© Ulrike Pien
Son approche est celle d’une agriculture biologique et consciente à laquelle elle applique les principes de la permaculture et de la préservation de la biodiversité dans l’idée de créer une entité agricole vivante et vertueuse inscrite dans un vignoble tournée vers la polyculture-élevage. Avec Born to be Wild, Thien Uyen Do cherche à recréer du lien avec la nature et les autres, à promouvoir une agriculture engagée plus respectueuse de l’environnement et à transmettre ses connaissances sur la cuisine sauvage et les fermentations. C’est dans cet état d’esprit qu’elle sort, aux Éditions des Équateurs, Fermentation Rébellion, un livre qui sonne comme un manifeste contre l’industrie agroalimentaire.
© Léa Boeglin
Eventail.be – La fermentation est au cœur de votre ouvrage Fermentation Rébellion. Pourquoi ce phénomène vous fascine-t-il autant ?
Thien Uyen Do – La fermentation est l’un des processus les plus naturels qui soit. Elle est spontanée, inévitable, et surtout universelle. Que ce soit avec le vin, le fromage, le pain, la sauce soja, le café, le cacao, la vanille ou le kimchi, toutes les cultures humaines partagent cette tradition millénaire. Ce qui me fascine, c’est qu’elle dépasse largement la simple transformation des aliments. Elle est le reflet d’une intelligence naturelle et vivante à laquelle nous participons, souvent sans même nous en rendre compte. Il y a aussi une part de magie dans ce processus. Imaginez : avec si peu – de l’eau, du sel, des légumes et un peu de temps – vous obtenez un aliment transformé, doté de saveurs riches et complexes. Ce savoir-faire ancestral connecte l’homme à son environnement naturel, mais aussi à sa propre histoire. Aujourd’hui, nous avons perdu cette spontanéité : nous sommes obsédés par l’idée de tout contrôler, de tout standardiser, ce qui nous prive d’un rapport plus authentique à la nourriture et au vivant.
© Thien Uyen Do
– Vous parlez d’une société “hygiéniste” qui a modifié notre rapport aux aliments fermentés. Que critiquez-vous exactement dans ce modèle ?
– Nous vivons dans une société qui a diabolisé les micro-organismes. Depuis Pasteur, notre rapport à l’invisible s’est transformé : la bactérie est devenue un ennemi à éradiquer. Ça a eu des conséquences positives, bien sûr, notamment sur le plan de la santé publique, mais aussi des effets désastreux sur notre culture alimentaire et notre rapport au vivant. Les aliments pasteurisés, standardisés et aseptisés sont certes pratiques et conservables longtemps, mais à quel prix ? Ils perdent en complexité, en saveur, en nutriments. Ce qui était autrefois vivant devient mort. Nos palais s’habituent à des goûts simplifiés, notre microbiote intestinal s’appauvrit, et notre lien à la terre s’éloigne. La fermentation nous ramène à quelque chose de plus instinctif. Elle nous apprend à faire confiance à la nature, à la laisser agir à son rythme. C’est un acte qui demande de la patience, mais qui nous récompense par une richesse gustative et nutritionnelle inégalée.
© Ulrike Pien
– Vous évoquez souvent la fermentation comme un acte collectif. Comment cette pratique autrefois communautaire est-elle devenue individuelle ?
– La fermentation a longtemps été un acte communautaire, un rituel social qui rassemblait les familles et les villages. C’était un moment où l’on échangeait des recettes, des savoirs, où l’on travaillait ensemble pour préparer les aliments pour l’hiver. Dans certains pays, ces traditions existent encore, comme au Vietnam où les familles fermentent leurs propres sauces de poisson, par exemple. Avec l’industrialisation alimentaire, cette pratique a été remplacée par des produits prêts à consommer. Nous avons peu à peu perdu ces savoir-faire, et la fermentation est devenue un acte isolé, que l’on pratique dans sa cuisine. C’est un paradoxe : à une époque où nous avons besoin de recréer du lien social, la fermentation pourrait justement être un outil pour cela. Revenir à ces pratiques collectives, c’est aussi renouer avec des valeurs d’entraide, de partage et de transmission. C’est ce que j’essaie d’encourager à travers mon projet.
© Thien Uyen Do
© Thien Uyen Do
– En quoi la fermentation est-elle un acte écologique, voire politique selon vous ?
– La fermentation est un geste écologique parce qu’elle permet de réduire le gaspillage alimentaire. Elle valorise des aliments qui auraient été jetés, comme les légumes abîmés ou les surplus de production. Elle respecte aussi les saisons : on travaille avec ce que la nature nous offre à un moment donné. Politiquement, la fermentation est une forme d’autonomie. C’est reprendre le contrôle de notre alimentation dans un système dominé par l’industrie. Lorsque vous maîtrisez la fermentation, vous n’avez pas besoin d’acheter des produits ultra transformés. Vous réapprenez à cuisiner, à être patient, à être acteur de ce que vous consommez. Et puis, c’est aussi un acte féministe : pendant longtemps, les savoirs culinaires transmis par les femmes ont été invisibilisés. La fermentation, c’est valoriser ce savoir ancestral, lui redonner la place qu’il mérite.
© DR/Les Éditions des Équateurs
– Quel avenir imaginez-vous pour la fermentation dans la gastronomie moderne ?
– Je pense que la fermentation va devenir incontournable dans la cuisine moderne. Elle ouvre un champ des possibles immense : des saveurs nouvelles, complexes, qui surprennent et émerveillent. Elle permet aussi de proposer une cuisine plus responsable, en valorisant chaque ingrédient, même les parties que l’on considère comme des déchets. Dans un monde où l’on cherche des solutions à la crise environnementale, la fermentation offre une voie inspirante. Elle réconcilie tradition et modernité, tout en nous reconnectant à l’essentiel : la terre, le temps, et le goût.
Photo de couverture : © Ulrike Pien
Livre
Fermentation Rebellion
Autrice
Thien Uyen Do
Éditeur
Les Éditions des Équateurs
Sortie
2024
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